Culturel
" Une vie, une Oeuvre, pour le plaisir
des passionnés d'Art Alsacien "
francois.walgenwitz@sfr.fr
Philippe Steinmetz
par le poète-écrivain Claude Vigée
Huile sur panneau - Collection particulière -
«Nous sommes retournés
à Bischwiller où nous avons
rencontré, cet été, le
poète Claude Vigée, les peintres Philippe
Steinmetz et
Paul Weiss. La petite ville nous a paru moins morne et triste
qu’en juillet
dernier…». C’est ainsi que Camille Hirtz introduit
l’article des DNA qu’il a
dédié à Paul Weiss en 1953. Bischwiller, l’église
protestante Huile
sur panneau
Il a, pour l’occasion, réuni
trois
personnalités liées d’amitié
solide, cimentée par une estime mutuelle des
valeurs humaines et du talent artistique de chacun, chacun
appréciant les
fruits de la créativité de l’autre dans
ce qu’ils ont d’unique et, en même
temps, d’universel.
Philippe Steinmetz a fait la connaissance
de Paul Weiss lors d’une exposition que celui-ci avait
organisée dans les
vitrines de la librairie Bertrand, à Bischwiller,
où il avait rassemblé
quelques dessins et aquarelles faits pendant la guerre de 14/18 ou
après son
retour à Bischwiller. Après cette exposition,
leurs rencontres furent plus
régulières, plus intimes. «J’allais
chez
lui, ou il venait chez moi, donnant parfois des conseils utiles au jeune débutant que
j’étais encore à cette
époque»
Philippe Steinmetz était son cadet de quatre ans…
En 1922, Paul Weiss ayant obtenu une
bourse comme élève subventionné,
fréquentait l’académie Julian.
C’est
l’occasion, pour eux, de se retrouver à Paris pour
quelques mois. «Et nous
voilà tous les deux dans ce grand
centre de l’art qu’est Paris. Nos
premières visites au Louvre furent une
véritable révélation. Cet ensemble
unique de chefs-d’œuvre de toutes les
écoles
de peinture et de tous les pays d’Europe, fut d’un
enseignement à la fois
précieux et inoubliable pour nous, les néophytes,
venus au Louvre dans
l’intention de nous instruire et
d’élargir nos connaissances.» Portrait de Philippe Steinmetz Par
Paul Weiss Version
originale - Huile sur papier Portrait de Philippe Steinmetz Par Paul
Weiss, 1919 Aquarelle
Dans les années 1937-39, puis dans les
années 1950, après la nomination de Philippe
Steinmetz au lycée Kléber à
Strasbourg, ils rejoignent leurs amis du «groupe de
Neuwiller-lès-Saverne»,
Ernest Werle, Albert Thomas, des amis parisiens, passant leurs week-end
à
peindre dans la nature proche: les sous-bois, les rivières,
les villages
attrayants, les paysages du Ried. «Ce
furent là, quelques bons moments passés avec mes
amis Weiss et Steinmetz à une
époque privilégiée mais
hélas déjà lointaine…et
dont je garderai toujours un
souvenir ému», nous confie
Ernest Werle dans son hommage à Paul Weiss à
l’occasion du 20ème
anniversaire de la mort de l’artiste bischwillerois. Neuwiller-lès-Saverne Huile
sur panneau
Claude Vigée, né en 1921
à
Bischwiller, a connu dès l’enfance, Paul Weiss,
son ainé de vingt-cinq ans,
établi à la brasserie de la Couronne, ainsi que
Philippe Steinmetz dont la
famille s’est installée, en 1909, dans la petite
ville ouvrière où son père allait
occuper la fonction d’huissier au tribunal cantonal.
C’est lors de ses retours
d’Amérique où il enseignait la
littérature française à
l’Université Brandeis,
près de Boston, qu’il rencontrait, entre 1950 et
1961, Paul Weiss et Philippe
Steinmetz, «amis de toujours,
longtemps
inséparables».
Claude Vigée est intimement conscient
du lien «unique mais
capital» entre
la peinture et la poésie, la sienne. «Ces
deux arts refondent les données brutes de
l’expérience [ ] et les recréent en
fonction des normes propres à la nature de
l’esprit.» C’est la raison pour
laquelle il aimait accompagner ses deux amis dans leurs promenades à bicyclette au
bord du vieux Rhin sur la
route de Dalhunden, près de Drusenheim, comme, par exemple,
un certain jeudi 16
juillet 1953. Il ne se lassait pas de les voir travailler, de les
écouter
parler de leur art, d’analyser leurs attitudes. Paul Weiss et Philippe Steinmetz A
l’œuvre sur le même motif
Sa propre sensibilité d’artiste
s’émerveillait de les voir mettre en
œuvre leur énergie spirituelle, libre de
toute contrainte, stimulée par la vision des sens,
assurée de leur savoir
technique et s’élancer «vers
l’accomplissement de cette tâche apparemment
impossible» qu’est le tableau en devenir.
Fin psychologue, observateur attentif
plein d’empathie, Claude Vigée a acquis une
parfaite connaissance de leur
personnalité: leur équilibre ou, au contraire,
leurs conflits intérieurs qui
définissent leur art. Nous avons vu avec quelle
perspicacité il a sondé
«l’art
et l’univers de Paul Weiss», entrons, à
présent, avec lui, dans ceux de
Philippe Steinmetz… …Un
étranger dans sa patrie
«Philippe Steinmetz, né avec le
siècle
à Landau, d’une famille originaire de
Neuwiller-lès-Saverne, fut à vingt ans
l’élève
d’Emile Schneider qui lui fit découvrir la
peinture française. A travers toutes
ses étapes, le peintre retrouvera le conflit premier entre
la tradition de
l’art rhénan et l’influence de Paris
qui, pour un homme de sa génération en
Alsace, se traduit par l’opposition de
l’expressionnisme et de
l’impressionnisme. Il cherchera toujours à
exprimer, à travers la technique,
certains états fonciers de la sensibilité, ainsi
que les réactions de celle-ci
devant la réalité existentielle humaine
manifestée dans le domaine social,
religieux, économique même (Paysages industriels
et portuaires modernes.) Quartier industriel de Lille, 1933 Huile
sur panneau «Les
réactions de la sensibilité de Philippe Steinmetz
devant la réalité existentielle
humaine dans le domaine social,
économique…» Port de Dunkerque Huile
sur panneau, peinte vers 1975, lors d’un voyage à
Dunkerque
La violence des couleurs, la force du
dessin peuvent rappeler Ensor, Utrillo ou Vlaminck, mais Mathias
Grünewald,
Conrad Witz ou Baldung Grien ne sont jamais loin, témoignant
de la permanence
d’une façon d’être tout
alsacienne, depuis la peinture rhénane du XVIème
siècle
jusqu’à notre temps. Jadis, comme
aujourd’hui, les moyens de la contemplation
sont mis paradoxalement au service de la révolte. Comme
l’a dit Faust, «deux
âmes se combattent, hélas, en notre
sein!» La conscience est déchirée entre
la
connaissance d’un monde sans pitié et le
rêve où veut s’épanouir le
désir.
L’œuvre et l’âme du peintre
sont tiraillés entre ces deux attitudes, ces
tentations difficiles à concilier. Tantôt domine
l’aspect idyllique ou
décoratif, et la face orageuse, rebelle, est
éclipsée au profit du jeu formel
poussé fort loin, comme moyen d’évasion
hors des contraintes du présent
angoissant. Tantôt le motif passionnel triomphe dans le heurt
des tons et des
contours éclatés, d’où
parfois une simplification extrême, ou
l’appauvrissement, dans l’exécution
plastique. L’intensité excessive de
l’émotion initiale brûle alors les fils
conducteurs du courant pictural. Plage de Dunkerque, 1947 Huile
sur panneau «Tantôt
domine l’aspect idyllique ou
décoratif…» Quartier de la gare de Nancy, 1938 Aquarelle «Tantôt
le motif passionnel triomphe dans le heurt des tons et des contours
éclaté,
d’où parfois une simplification extrême
ou l’appauvrissement…»
Steinmetz a donc éprouvé
très tôt la
nécessité de découvrir un
équilibre, de trouver le point de convergence
problématique
où l’énergie de ses deux
pôles d’inspiration pourrait enfin
s’intégrer, au lieu
d’interférer négativement dans le
travail de création. Il fallait inventer un
centre unique, pour cesser d’osciller
perpétuellement, soumis à une tension
insupportable, d’un monde à l’autre, ou
d’un mode d’être à celui qui
l’exclut.
Steinmetz a vécu onze ans dans le Nord de la France;
l’influence de Signac, de
Le Sidaner se devine dans la technique pointilliste des paysages de
cette
époque de sa vie, qui traduisent
l’atmosphère brumeuse et changeante, la
lumière diffuse des côtes de la Manche et de la
Mer du Nord. Ces œuvres disent
souvent la résignation, le manque d’issue, le
silence de la solitude. Se
penchant plus tard sur cette période, le peintre
m’a confié: «Dr
Mensch bliet an àrmer Dropf under’eme
nidrige Himmel! » Plage près de Dunkerque, 1923 Huile
sur toile «La
technique pointilliste des paysages traduit
l’atmosphère brumeuse et
changeante, la lumière difractée des
côtes de la Manche.»
A ces paysages font suite la longue
série des Pierrots à la fois ironiques et
désolés, les personnages de cirque
bariolés, les fantômes grimaçants des
bals masqués aux formes disloquées, sur
lesquels brûlent les teintes rouges sombres, oranges ou
violettes, coupées de
bleu-vert glacial. C’est là l’expression
détournée, peut-être
dévoyée par les
conventions théâtrales de
l’époque 1930, d’un tourment qui se
cache ou ne peut
pas dire son vrai nom, car il refuse encore de se reconnaître
dans ses objets
originaux, ou d’y désigner ses
répondants authentiques. Bal de carnaval, 1970 Huile
sur panneau Reine du carnaval Huile
sur panneau Cirque Huile
sur panneau Masques Huile
sur panneau «…la
longue série des Pierrots, à la fois
ironiques et désolés, des
personnages de cirque
bariolés, les fantômes
grimaçants des bals
masqués…»
«Par
moments, m’écrit Steinmetz le 24
février 1977, j’ai
trouvé dans un certain
«misérabilisme» le reflet de ma
sensibilité, en particulier dans le Nord de la France,
à Dunkerque, à Lille, où
la pauvreté de l’ouvrier m’a
frappé intensément. C’est dans ce Nord
aussi que
j’ai rencontré l’œuvre
tourmentée de James Ensor, ses masques, ses
scènes de
Carnaval, qui répondaient à quelque chose que je
sentais en moi, sans parvenir
à le définir vraiment. Et pourquoi aussi essayer
de le définir?...Un peintre
digne de ce nom ne copie jamais la nature. Il
l’interprète à sa façon, il
donne
aux couleurs cette sonorité musicale qui retentit en
lui.»
L’artiste aliéné
à soi-même dans un
monde étranger, impitoyable, ne nous tend alors que les
masques roidis et
grotesques de nous-mêmes, afin que nous nous
découvrions, avec lui, sous ces
figures du cauchemar ou de l’ennui universel. Il faudra que
Steinmetz aille
jusqu’au bout de la nuit, donnant enfin libre cours, par
l’effet d’une
expression plus personnelle – moins
déguisée en spectacle funambulesque, moins
ricanante sous les bruyants flonflons de la foire –
à son sentiment de révolte
sociale, et à l’élan titanesque qui
l’anime obscurément. A travers un excès
d’affirmation de soi, il saura déterminer le lieu
de l’équilibre précaire entre
l’impulsion démiurgique ou destructrice, encore
indéterminée, et la matière
où
elle s’incarne. Masque ricanant Huile
sur panneau On
pense à «l’œuvre
tourmentée de James Ensor…»
Seul cet excès délivrerait ce
qui
demeurait alors du désir réprimé, donc
trop individualisé, dans son instinct
brimé par la réalité injuste.
L’expressionnisme prométhéen, une fois
libéré de
ses obsessions inconscientes fatalement inhibantes,
révèlera, dans l’acuité
extrême de ses couleurs et de ses formes convulsives, une
vérité humaine et une
matière picturale enfin chargées de signification
universelle. A la pointe
ultime de la souffrance tragique. Dionysos
déchaîné parle par la bouche
musicienne d’Apollon, et celui-ci revêt pour ses
oracles le masque crispé de
Dionysos: l’un s’exprime par l’organe de
l’autre, car ils ont retrouvé leur
unité sur ces confins agoniques. L’âme
humaine rejette les chaînes oppressantes
qui liaient son moi, enfin illuminé à partir de
ses profondeurs intactes. Elle
chante sa peine pour tous, renversant sa solitude, annonçant
peut-être une
communion nouvelle, dans la joie à venir du monde
restauré. L’hiver à Bischwiller Huile
sur panneau, réalisée au couteau «L’expressionnisme
prométhéen…» Bischwiller Huile
sur panneau «Une
communion nouvelle dans la joie à venir du monde
restauré»
Telle semble bien avoir été
l’évolution intérieure de
l’art de Steinmetz au cours des années 1950. Elle
explique le développement vigoureux de la plastique, les
coloris aux tons
rompus qui structurent étrangement cette oeuvre souvent
hallucinée. Dans «La
banlieue de Nancy sous la neige», «Le
poste d’aiguillage», «Les
Bohémiens», «Faubourg de Bischwiller en
novembre»,
les paysages des Hautes Vosges gelées en hiver,
écrasées sous la masse noire
des nuages joue la loi de l’alternance harmonique qui
gouverne sa création. De
la grisaille initiale qui avouait une tristesse absolue, trahissait le
renoncement à ce monde mourant qui se refuse,
l’œil passe au flamboiement
brusque de teintes âpres, vives, très
contrastées. Steinmetz vieillissant
commence peut-être à croire qu’il peut
vraiment se manifester tout entier,
dévoiler sa vie profonde. Il fait parler sa nature
originelle, cet être extraordinairement
complexe et contradictoire – à la fois dieu Pan et
ascète malgré lui –
échappant une fois pour toutes à la loi du tiers
exclu. Il commence à se
produire dans l’espace optique, au lieu de crier ou de se
taire, découvrant que
le monde des couleurs et des formes – qui pour un peintre se
confond avec
l’univers matériel lui-même –
n’interdit pas la révélation
authentique de
l’être intime de l’homme, si longtemps
bâillonné ou pulvérisé.
D’où sa réaction
à cette époque de sa production: «Joie
de la couleur». Le Ried ensoleillé Huile
sur panneau « Joie
de la couleur » Nature morte au vase céladon Huile
sur panneau Les Hautes Vosges Huile
sur panneau «Dans
les paysages des Hautes-Vosges, joue la loi de l’alternance
harmonique qui gouverne
sa création.»
Dans l’excès
désindividualisant de
l’expression picturale, Steinmetz trouve désormais
la matière concrète et la
forme imagée de son esprit blessé. Il
s’agit d’un expressionnisme rhénan,
d’un
art incarné dans le riche terreau des substances visibles,
et mis au diapason
des lois de ce monde-ci. L’expression totale,
libérée des entraves qu’imposait
la souffrance d’exister solitairement, dans
l’individu créateur nié par
l’aveugle société environnante
– (Quelle injustice dans la méconnaissance
absurde dont souffre en Alsace Philippe Steinmetz, après son
vieil ami Paul
Weiss!) – replonge ses racines sensibles dans le monde
même, dont elle est
pourtant la dénonciation….
Si ses compositions sombrent dans
l’indifférence qui n’est
qu’une variété sinistre de
l’inconscience, Steinmetz,
à 77 ans, reste aux aguets, conscient, lui, de sa
responsabilité à l’égard de
la jeunesse humaine dépossédée de son
avenir, comme de la vie menacée du monde
végétal: «Quant
à moi, m’écrit-il, ma santé est encore bonne pour
l’instant, et
je poursuis mes travaux de peintre, entouré d’un
grand nombre de jeunes talents
de notre région que j’ai découverts et
que j’instruis selon ma méthode de
travail. Nous aimons tous la nature, que nous interprétons
librement, chacun
avec son tempérament particulier. Le Ried reste, bien
entendu notre sujet
préféré, un Ried qui diminue de plus
en plus, où la hache des démolisseurs
retentit du matin au soir, au point que je crains que toute cette
région si
pittoresque ne sera plus – un jour assez proche –
qu’un beau souvenir. Bien
entendu, les Alsaciens de cette région menacée
commencent à se défendre; on
envisage partout des réunions pour le maintien de nos belles
forêts rhénanes,
mais le mal qui est déjà fait est
irréparable. J’ai organisé,
récemment, une
exposition de mon groupe de jeunes au musée de Haguenau,
exposition de
protestation exclusivement consacrée à nos beaux
coins du Ried. Mais
l’industrialisation de notre région est telle
qu’il faut craindre le pire.» Charles Gunther, élève et
ami de Philippe Steinmetz, à Weyersheim,
1973 Deux barques dans le Vieux Rhin Aquarelle
Cette aquarelle pourrait avoir
été peinte le jeudi 16 juillet 1953. Ce
jour-là Philippe Steinmetz, Paul Weiss
et Claude Vigée se sont promenés, à
bicyclette, au bord du Vieux Rhin, du côté
de Drusenheim. Le retour, «par une
belle
clarté vespérale» a
inspiré au poète et ami, en guise de souvenir, ce
tercet empreint de nostalgie: Le Soleil est visible Au vent bleu du couchant sur les prairies natales Les massifs clairs allongent leur double horizon Au pont de Rohrwiller ressurgit
l’attelage Avec l’étalon blanc
harnaché d’écarlate Le soleil est visible au ciel de la prairie Sur la route d’été
dans la brume du Rhin Entre Steinmetz et Weiss roulant à
bicyclette Avec leur chevalet sur le porte-bagage Ainsi la gloire et la puissance dans ce
siècle S’offrent-elles à nous sur
l’autel du hasard Dans l’éclair des
prés mûrs fauchés par la
grand’route Sur
lesquels resplendit la Main de l’origine Depuis longtemps, la
peinture de Steinmetz est le témoin muet, mais non pas
silencieux, de la
difficulté de vivre ici. Les «Bohémiens
de Kaltenhouse», confondus à
moitié avec la lourde broussaille automnale,
errent en somnambules autour de la roulotte verte,
impénétrable, opaque; seul
le ciel est en feu derrière l’escalier de pierre
brute, au-dessus de la forêt
déjà obscure; le maigre cheval brun reste
immobile entre les arbres nus, sans
gloire ni magie autres que cette solitude, cette pauvreté
des hommes, ou des
bêtes de somme, sur une terre hostile à jamais. [ ] Campement de bohémiens Huile
sur panneau «Cette
pauvreté des hommes…sur une terre hostile
à jamais.»
Ce qui me frappe dans ses meilleures
œuvres de la maturité, c’est la
situation médiane du créateur de formes entre
une manière souvent décorative, et ce sursaut du
défi soudain, qui lance au
ciel le cri profond. Voici une peinture visant à
créer des lieux somptuaires
faits de lumière, de couleurs cultivées pour
elles-mêmes, dans la tradition de
l’impressionnisme français – trahissant
par conséquent une certaine tendance à
l’impersonnalité. Et d’autre part, une
parole visuelle explosive, passionnée,
affirmant le primat de l’expérience affective de
l’individu en lutte avec son
univers, affrontant son destin, traduisant avant toute chose son
sentiment
angoissé à
l’intérieur de
l’existence, au lieu de se poser
devant elle pour la voir palpiter simplement dans la clarté
neutre des choses.
Entre ces deux orientations
contraires, la peinture et la personnalité de Steinmetz
quêtent le moment
critique et paradoxal où la plastique bien
maîtrisée, la forte structure de
l’espace, sensuellement issue du choc des couleurs,
répondant à l’affirmation
du Lebensgefühl
très particulier qui
caractérise le maître d’œuvres
Alors il y a corrélation juste et efficace entre
la matière qui figure, et l’énergie
pure qui, en elle, aspire à être un moment
incarnée, pour la plus grande jouissance de notre regard. Port de Strasbourg, 1975 Huile
sur panneau «La
plastique bien maîtrisée, la forte structure de
l’espace.»
Cet instant de grâce, cet
équilibre
qui est apparemment naturel chez Paul Weiss et définit son
art, ne pourrait
révéler chez Steinmetz que le miracle ou le drame
d’une rencontre inespérée –
s’il n’était en
vérité le fruit d’une longue
discipline, de nature spirituelle
autant que technique. Aussi les meilleurs tableaux de Steinmetz, tout
chargés
par la puissance de tension qui les habite, possèdent-ils
souvent un caractère
de déchirement tragique. Ils témoignent
d’une aspiration vers la paix
impossible, d’un doute toujours surgissant, qui
réfléchissent sa nature
inquiète et font écho à son tourment
de créature. A l’inverse de Paul Weiss,
son compagnon de toujours, Philippe Steinmetz, malgré son
apparente bonhomie,
en dépit de son enracinement amoureux dans la terre natale,
reste l’homme de
l’errance sans fin, le rôdeur de
frontière lancé à la quête
angoissée de
soi-même: un étranger dans sa patrie. Claude Vigée «Du
Bec à l’Oreille» - Editions de la
Nuée Bleue, 1977
Parmi les critiques et historiens d’art
qui se sont penchés sur l’œuvre de
Philippe Steinmetz, retenons tout
spécialement Camille Hirtz que nous avons cité en
introduction et qui, en
juillet 1953, dans les Dernières Nouvelles
d’Alsace, lui a consacré un article
hautement apprécié par l’artiste
lui-même.
Ecoutons Camille Hirtz.
«Comme sa
ville, son atelier porte le signe de l’utilitaire. Il nous
apparaît trop petit
tout d’un coup quand le peintre y
pénètre, trop petit pour contenir la
virulence de ce caractère
fougueux,
impulsif et versatile.
Au-delà de
la fenêtre, le jardin est une porte ouverte sur la
perspective de l’âme du
peintre. Dans leur ordonnance équilibrée, les
arabesques vertes se dressent
devant le mur d’une vieille usine. Elles ont la
spontanéité vibrante de
l’architecture de ses toiles qui se heurtent soudain
à des tons rompus et
tristes. Vue sur le jardin de la maison Baumer-Steinmetz Subtil
représentation de l’espace intérieur et
extérieur Huile
sur panneau
Tout est
méthodique sans être méticuleux et la
sensibilité domine la raison.[…]
Ses
tableaux des Hautes Vosges aux verts et aux violets très
rompus sont d’une
puissance étonnante. La matière
fouillée est interrompue de sonorités fortes et
directes dans leur vivacité. L’impressionnisme et
l’expressionnisme se marient.
Il évite
un naturalisme trop immédiat et reprend à
l’atelier, pour les consolider, ses
travaux nés en plein air. Un romantisme conscient et
pourtant très spontané
éveille d’heureuses résonnances en nous.
Puis
succèdent, par interruption, des peintures de cirque, de
clowns, de scènes de
carnaval et des orchestres de restaurants dans des lumières
bizarres et
fantastiques parfois. L’élément
grotesque fait son apparition. On pense à Ensor,
mais avec moins de violence. […]
Philippe
Steinmetz reconnaît les influences qu’il a subies.
Cela prouve qu’il est
sincère, sensible à toute tendance picturale de
valeur, qu’il a l’esprit ouvert
et que tout ce qui est sa création mérite
d’être vécu et approfondi.»
C’est donc avec plaisir et
reconnaissance que Philippe Steinmetz a accueilli cette aimable
appréciation de
son oeuvre. La lettre qu’il a adressée, le 8
juillet à Camille Hirtz l’atteste
pleinement. Galerie Philippe Steinmetz
à Bischwiller Ancienne menuiserie Baumer, rue des Charrons Huile
sur panneau Bischwiller, rue Foch, vue de la maison de Ph.
Steinmetz Huile
sur panneau Lavoir à Bischwiller Huile
sur panneau Bischwiller en hiver, 1947 Rue
de l’usine à gaz. Musée de Bischwiller Huile
sur panneau Fleurs et
natures mortes Bouquet de mimosas Huile
sur panneau Nature morte aux pommes et au cruchon Huile
sur panneau Jeux de lumière Huile
sur panneau Portraits La Mère de l’artiste Huile
sur panneau Portrait du peintre et ami Roland Jacob, 1976 Huile
sur panneau Nu Intimité Huile
sur panneau Philippe
Steinmetz dans le Ried Avant-printemps dans le Ried Huile
sur panneau Automne Pochade
à l’huile sur papier Le Vieux-Rhin Lavis Eté… …comme hiver, pour le plaisir et par
passion! Repères
biographiques
Philippe Steinmetz est né le 15
septembre 1900, à Landau, dans le proche Palatinat: il
n’y avait pas de
frontière à traverser…
L’Alsace appartenait alors à l’Empire
allemand en tant
que Reichsland. Sa famille est originaire de
Neuwiller-lès-Saverne.
A partir de 1909, il habite
Bischwiller où son père occupe la fonction
d’huissier de justice au tribunal
cantonal. Après avoir fréquenté le
collège de sa ville, il poursuit ses études,
en 1916-17, au lycée Kléber à
Strasbourg.
Dans les deux dernières années
de la 1ère
Guerre Mondiale, il est incorporé dans
l’armée allemande comme
radiotélégraphiste à Bad Kreuznach. Œuvre de jeunesse
En 1918, il entre à l’Ecole des
Arts
décoratifs de Strasbourg, dirigée par Emile
Schneider. Il suit les cours, de
Carl Jordan, de Georges Daubner… «Pourtant
ce fut Emile Schneider qui sut éveiller pleinement en lui le
dessinateur et le
peintre avec toute la sensibilité et l’esprit
d’analyse que cela sous-entend…
Philippe Steinmetz une reconnaissance
vraie et profonde», note Camille Hirtz en 1953
En 1920, il est reçu au professorat de
dessin. Il remplit ainsi la condition exigée par ses parents
pour lui permettre
de devenir artiste-peintre.
En 1922, il passe brillamment le
très sélectif concours
national qui lui
octroie le titre de professeur de dessin de degré
supérieur.
En 1922-23, il séjourne à
Paris en
compagnie de son ami Paul Weiss. Ils fréquentent ensemble
l’académie Julian et
visitent intensément le Louvre, le musée du
Luxembourg…
En 1923, devenu membre de la
société
des artistes français et des Artistes
indépendants, il expose au Grand Palais
Cette même année, Philippe
Steinmetz
est nommé professeur de dessin au lycée Jean Bart de Dunkerque
En 1926, il est
membre des Artistes de Dunkerque. Il expose
dans sa ville de résidence ainsi qu’à
Paris.
Le 22 août 1925, il épouse
Elisabeth
Baumer, fille de Henri Baumer, marqueteur,
ébéniste, historien de Bischwiller.
De leur union naît, en 1928, leur fille, Monique.
En 1931, il intègre le lycée
Faidherbe
de Lille. Il expose à Lille, Besançon,
Strasbourg. Il adhère à l’A.I.D.A. et
publie des articles pédagogiques dans «Le Dessin:
Revue d’Art, d’Education et
d’Enseignement».
En 1934, il enseigne à Nancy, au
lycée
Henri Poincaré et à l’école
primaire supérieure. Il expose à Nancy et
à
Strasbourg, notamment avec le sculpteur Daniel Meyer qui fit un buste
en bronze
de Philippe Steinmetz Philippe Steinmetz, par Daniel Meyer Buste
original en plâtre
En 1937, il est décoré des
Palmes
Académiques. Durant cette période, il retrouve
souvent ses amis du groupe de
Neuwiller-lès-Saverne, Albert Thomas, Ernest
Werlé, Paul Weiss …
En 1940, il est mobilisé dans une
unité qui se replie à Lyon.
En 1945, élevé au grade
d’officier des
Palmes Académiques, il est enfin nommé
à Strasbourg, au lycée Kleber où il
succède à Charles Schenkbecher, puis, au gymnase
Jean Sturm. Il achève sa
carrière au lycée Fustel de Coulanges en 1966.
Dès lors, il s’installe dans la
maison
Baumer, à Bischwiller, au 19, Rue des Charrons, actuelle
Maison des Arts,
annexe du Musée de la Laub.
De nombreuses expositions
individuelles et collectives se succèderont en Alsace, au
Palatinat et même à
Tulle où demeure une de ses cousines. Lors d’une
exposition d’artistes du
Palatinat à l’Orangerie, il fait la connaissance
d’une artiste-peintre
renommée, installée à Landau, Marie
Strieffler. 1966 marque ainsi la naissance
d’une amitié artistique aussi intense que durable.
Désormais Philippe Steinmetz
vivra et peindra des deux côtés de la
frontière entre Alsace et Palatinat.
A Landau, il donne des cours aux
membres de l’association «Heinrich von
Zügel Freunde» e. V., dont il devient
membre honoraire en 1975. (H. von Zügel, 1850-1941)
–
peintre animalier,
impressionniste de Munich.
En 1970, il entre à
l’Académie
d’Alsace.
A Bischwiller même, il s’entoure
d’un
groupe de jeunes peintres auxquels il prodigue ses conseils et avec
lesquels il
expose. Parmi eux, citons Charles et Martin Gunther, Etienne Schmidt,
Roland
Jacob, Pierre Clauss…
«Philippe Steinmetz est non
seulement un bel artiste, mais encore un accoucheur de
talent(s)!» (Claude
Vigée)
En 1980, il publie un ouvrage en
langue allemande «Das Kunstwerk»
(L’œuvre d’art) dans laquelle il expose
ses conceptions
artistiques.
En Janvier 1985, son épouse, Elsa,
décède. Philippe Steinmetz
s’éteint le 10 mai 1987 à Landau, mais
il est
enterré à Bischwiller. Sa tombe est proche de
celle de Paul Weiss, son ami de
toujours. Dernier tableau peint en Alsace, 1985 Collection particulière Dernier tableau peint à Landau, 1986 Remerciements
Un grand Merci à Madame Isabelle
HIRTZ-KRESSER, à Madame Sylvie KUHM, secrétaire
du Service culturel de la ville
de Bischwiller, ainsi qu’à Madame Christel
LUDOWICI et à Mrs Charles GUNTHER et
Roland JACOB pour leurs précieux conseils et leur aimable
contribution
photographique. Bibliographie -
Claude Vigée – Du
Bec à l’Oreille – Editions de
la Nuée
Bleue – 1977 -
Claude Vigée et Alfred Dott
– Le Grenier magique -
© Propriété
des auteurs -
Camille Hirtz – Philippe
Steinmetz, peintre des hymnes
d’inquiétude – DNA, le 5
juillet 1953 -
Helmo Ludowici – Philippe
Steinmetz (1900-1987), catalogue
de l’exposition pour le 90ème
anniversaire de la naissance de
l’artiste, 1990 -
Roland Jacob – Philippe
Steinmetz, le Cézanne du Ried –
Annuaire de l’Est agricole et viticole - 1995 -
Me F. Lotz – Artistes
–peintres de jadis et naguère
–
Ed. Printek, Kaysersberg -
Robert Heitz – Etapes
de l’art alsacien des 19ème
et 20ème siècles – Saisons
d’Alsace, 1973 -
Bernard Vogler – Histoire
culturelle de l’Alsace – La
Nuée Bleue, 1994 -
René Wetzig – Dictionnaire des signatures des peintres,
dessinateurs, lithographes et
graveurs alsaciens – Ed Do Bentzinger, 2015 - Mitteilungsblatt Geselschaft «Heinrich-von-Zügel-Freunde» e.V.– Februar 1988
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