Culturel
" Une vie, une Oeuvre, pour le plaisir
des passionnés d'Art Alsacien "
francois.walgenwitz@sfr.fr
Emmanuel-dit Many Benner
(1873-1965)
Many
Benner (1873-1965)
L’histoire de la musique a été marquée par la prestigieuse dynastie de Jean-Sébastien Bach, amorcée par son père et son oncle et qui fut brillamment étoffée par quatre de ses fils, dont Carl-Philipp-Emmanuel et son demi-frère Johann-Christian. L’histoire de la peinture alsacienne, quant à elle, s’honore de la dynastie Benner. Dans la lignée de Jean (1796-1849), dont le beau-père, Emmanuel Fries, était, comme lui, peintre de fleurs, nous comptons ses deux fils jumeaux, Jean (1836-1906) et Emmanuel (1836-1896), tous deux grands artistes. Enfin, vint, Emmanuel, dit Many, fils de Jean.
Le grand-père de Many a épousé la fille d’Emmanuel Fries, Elisabeth, elle-même peintre. Ils résidaient alors en Alsace et, à certaines périodes de leur existence, en Suisse. Leur fils Jean a été dessinateur industriel à Mulhouse, le «Manchester alsacien du textile», une activité alimentaire; puis il a collaboré comme son jumeau Emmanuel avec Théodore Deck sur des décors d’assiettes, visibles dans le beau musée du Florival à Guebwiller. Sa formation à Paris où il fut élève d’Ernest Hebert, proche du symbolisme et de Léon Bonnat, portraitiste des milieux officiels de la IIIème République, lui permit, par la suite, de vivre de sa peinture. Durant cette période, il était domicilié dans la capitale. En 1866, après le décès, vers l’âge de 25 ans, de sa première épouse, Emma Schoen, lors d’un de ses voyages en Italie, il découvre Capri. Son incomparable beauté le séduit. L’île deviendra sa principale source d’inspiration. Il s’installe dans l’unique auberge de Capri, tenue par Monsieur Pagano, dont il épouse la fille, Marguerite, qui participait à l’activité hôtelière familiale. Activité florissante, puisque les générations suivantes ont ouvert plusieurs hôtels sur l’île. La maison natale de Many était située au niveau de l’Hôtel La Palma, au centre de la ville de Capri. Détruit, il a été reconstruit et c’est aujourd’hui, un hôtel 5 étoiles destiné à la Jet set. Huile sur toile
Lorsque Jean décida de se réinstaller à Paris, au 25 Bd de Montparnasse, puis au 71 Bd de Clichy, Marguerite accepta sans trop de regrets, de quitter son île bien aimée et de cesser toute activité. Jean est décédé à Paris le 28 octobre 1906 et son épouse y a vécu jusqu’à sa mort, en 1926. Jean et Marguerite ont eu quatre enfants: Elise, décédée à quelques mois à Capri, puis, successivement Emmanuel qui se fera appeler «Many», Marguerite et Jeanne qui ont tous peint. Marguerite a épousé Edmond Suau, artiste peintre également; quant à Jeanne, elle est restée célibataire et n’a pas eu une très longue vie Many est né le 17 juillet 1873. Il vécut une enfance heureuse, dans un milieu familial imprégné d’art et de culture. Son avenir d’artiste peintre était tout tracé. Autour de lui, tout concourait à éveiller sa vocation. Et d’abord l’île de rêve dans laquelle il a vu le jour. Pas de doute que les gênes de ses ascendants l’aient rendu sensible aux tableaux paradisiaques qui s’offraient à lui: ces falaises aux formes fantastiques, dressées à pic au-dessus de la mer au bleu intense et à la transparence cristalline, ces sites plus langoureux des ports-plages de Marina Grande et Piccola avec leur myriade de maisons blanches nichées dans une végétation quasi tropicale: les lentisques, les myrtes, les acanthes, les asphodèles, ces pittoresques et imposantes ruines romaines, telle la villa Jovis, l’ancien palais de l’empereur Tibère.Capri Huile sur toile
Bien évidemment, dès son plus jeune
âge, il
bénéficia de l’exemple de son
père et de son oncle et suivit tout naturellement
leur trace. Par ailleurs, sa vocation a été
stimulée par l’entourage d’artistes
prestigieux qui fréquentaient la famille Benner, parmi
lesquels il faut citer
Jean-Jacques Henner, le célèbre peintre
sundgauvien de Bernwiller dont le jeune
Many devint l’un des plus fervents disciples. La maison natale de Jean-Jacques Henner Huile sur toile Elève de Jean-Jacques Henner, portraitiste recherché, de Benjamin Constant, orientaliste qui a évolué vers le portrait et la décoration monumentale, de Jules Lefebvre, connu pour ses nus féminins, de Tony Robert-Fleury, réputé pour ses compositions d’histoire il étudie aux Beaux-Arts à Paris dès l’âge de 16 ans. Or, voici «Les Hellebores», qu’il a peints en 1887, alors qu’il avait 14 ans…Ce petit chef-d’œuvre a certainement fait sensation auprès de ses futurs professeurs qui voyaient en Many un jeune prodige qui force le respect. Le choix du thème s’explique aisément étant donné que Many, dès son plus jeune âge voyait son père et son oncle peindre des fleurs. On constate qu’il sut admirablement profiter de leurs conseils. On retrouve déjà, dans cette œuvre de jeunesse, le réalisme, la fermeté d’exécution, la sûreté du dessin que Jean lui a transmis.
Eveil de la vocation, à 7 ans. Les Hellébores, 1887 Huile sur toile
Il obtient deux fois le Second Grand Prix de
Rome, en 1894 - il a alors 21 ans - et en 1898, de même que
plusieurs prix de
l’Institut. Le tableau primé en 1898 a
été acheté par l’Etat et
envoyé, en
1901, en dépôt au musée de Belfort.
Plusieurs salons l’honorent de leur
médaille, notamment en 1902 et 1905. Son talent ainsi
affirmé, il bénéficie, en
1903, d’une bourse de voyage octroyée par le
Conseil Supérieur des Beaux-Arts, ce
qui lui permit d’effectuer de nombreux séjours qui
lui inspirèrent des œuvres
marquantes. En Bretagne, en 1896 – voyage pendant lequel son
oncle, le peintre
Emmanuel décéda à Nantes.-, en
Hollande, en Grèce, à Grenade. Très
souvent en
Italie et en Alsace. Son attachement à l’Alsace,
terre de ses ancêtres, le fait
revenir souvent à Bitschwiller-lès-Thann
où il avait conservé la
propriété
familiale de l’Alenborn, acquise après
sa
donation par un oncle Fries, dans les années 1850.
Transmise, à
l’origine, à Jean, Emmanuel et à
Elisabeth, les jumeaux ont ensuite racheté la
part de leur sœur.
En 1908, il épouse Marthe Maunier-Dollfus, fille du directeur de l’usine de produits chimiques de Thann. En 1910, naîtra son fils unique, Jean-Charles, devenu architecte de renom. Jean-Charles adolescent Capri, 1928 Huile sur toile Many Benner au 54ème de ligne, en 1895
«La guerre de
1914 avec la grande espérance du retour à
la France de l’Alsace captive, devait être
acceptée avec enthousiasme par le jeune Many»
(1)
qui, mobilisé dès le début des
hostilités, fit son devoir en «ardent patriote»,
d’abord dans les tranchées, puis dans les services
de camouflage.
Sans doute, qu’en tant qu’artiste-peintre, on lui
reconnut, dans ce domaine,
des compétences techniques… Sa ferveur
patriotique s’est exprimée dans des
œuvres
remarquées telle «L’Alsace
n’oublie pas»
qui est exposée à la préfecture de
Colmar et «Souvenir
de l’Alsace», exposée
à la préfecture d’Agen.
Après le décès de Jean-Jacques Henner,
en 1905, sa nièce
par alliance, Marie, et son époux Jules Henner,
entourés d’artistes amis comme
Many Benner, décident de fonder un musée qui lui
serait exclusivement dédié.
Dès 1908, Many aide les fondateurs à rassembler
sa collection. Il fallut
attendre 1923 pour que le projet se réalise par la donation
à l’Etat d’un
bâtiment situé au 43, avenue de Villiers
à Paris, dans le XVIIème
arrondissement. Léon Bérard, ministre de
l’Instruction publique et des
Beaux-Arts, l’inaugura le 7 mars 1924. Dès lors,
Many Benner, l’ami intime et
disciple du maître, est nommé conservateur
à vie. Il supervise de ses conseils
les transformations nécessaires et les décors
destinés à mettre en valeur la
peinture de Henner. Il est, selon les statuts de
l’établissement «spécialement
chargé de toute la partie
artistique, c’est-à-dire du classement, de
l’aménagement et de la surveillance
des collections et généralement de tous les
objets mobiliers garnissant
l’hôtel.»
Musée Henner, le Salon aux Colonnes (détail) © Harti-Meyer Many Benner a résidé à Paris, Boulevard de Clichy, mais également, du moins en 1904, au 23, Rue Victor Massé, non loin de la Place Pigalle. En 1936, lui a été aménagé un appartement de fonction en duplex aux deux derniers étages de l’immeuble où fut installé le Musée National J.-J. Henner. Il y est décédé le 12 novembre 1965. Dans les dernières années de sa vie il souffrait de ne plus pouvoir peindre en raison d’une vision déficiente.
Cimetière du Père-Lachaise
Many Benner était en relation étroite avec cette génération de peintres qui ont fait de la Plaine Monceau le quartier le plus artistique de Paris. Une vogue qui atteignit son apogée vers les années 1890 – 1900. C’étaient, nous dit un témoin passionné: Jean-Louis Vaudoyer, des peintres mondains ou du moins appréciés, prônés par les «gens du monde». Nullement novateurs, sans cependant être académiques, ils se souciaient de plaire à une clientèle élégante, cosmopolite et fortunée. Presque tous médaillés, passés maîtres dans un genre où ils se confinaient, ils couraient après le Prix de Rome qui ouvrait la voie aux commandes de l’Etat. Parmi les plus connus, citons Puvis de Chavannes, Edouard Vuillard, Odilon Redon, Guillaume Dubufe établi au 43, avenue de Villiers, justement, Georges Clairin, portraitiste de la divine Sarah Bernhardt qui habitait aussi ce haut-lieu de l’émulation mondaine et artistique et, bien entendu J.-J. Henner. On imagine aisément Many Benner imprégné du style et des préceptes de son maître, faire régner le clair-obscur issu du sfumato des Vénitiens de la Renaissance, où les chairs résolument livides et nacrées se détachent sur des fonds sombres touchant au monochrome. Une facture si proche que des spéculateurs lui ont demandé de faire des tableaux dans le genre de Henner. «Il aurait suffi de gratter le B et le tour eût été joué. En fait, on ne vit pas sur le marché des nymphes de Benner avec un H aspiré ou non.» (2) Par «La résurrection de la fille de Jaïre, 1902», tableau qui constitue la quatrième tentative pour remporter le Grand Prix de Rome, «Benner veut démontrer son savoir-faire de peintre d’histoire, capable de traduire l’expression de sentiments différents et de maîtriser les techniques de l’empâtement et du glacis.» (3) Les œuvres des années 1897-98, notamment «Saint Jérôme» prouvent que Many Benner suit les brisées de son mentor. Sobres et concises, elles vont à l’essentiel; elles attestent la maîtrise de l’anatomie au traitement réaliste et la perfection technique de leur auteur; elles gardent beaucoup du «ténébrisme» qui triomphait au XIXème siècle. Cependant, on constate que le sujet gagne en importance. La manière de peindre n’est plus l’idéal exclusif; des détails anecdotiques apparaissent, le décor cesse d’être allusif. Les thèmes religieux, «St Jérôme» en particulier, rompent avec la douceur mélancolique des nymphes de Henner. C’est qu’ils ont une mission: transmettre un message, un enseignement…La résurrection de la fille de Jaïr - Huile sur toile Collection Musée National J.-J. Henner © RMN - GP Saint Jérôme - 1898 Huile sur toile
Les portraits eux-mêmes sortent de l’ombre. Dans cet exercice difficile, l’émancipation de Many Benner est donc également en marche. Et c’est à tort que J.-J. Rousseau affecte de ne compter pour rien la difficulté vaincue, car elle compte pour beaucoup dans le portrait. Many Benner a compris que c’est en observant que le peintre devient habile. Il ne s’agit pas d’imiter, mais de traduire la personnalité du modèle. Il doit faire œuvre de psychologue, être capable de saisir l’expression dominante et personnelle du modèle qui peut se manifester par la bouche, le nez, les rides, le regard. Le regard, pour être vivace, pétillant, exubérant d’intelligence, exige la sagacité de l’artiste. Encore faut-il qu’il acquière la maîtrise du dessin «ce par quoi l’œuvre atteint à une rigueur de composition et à un équilibre interne» dit Claude Levi-Strauss qui rejoint Ingres pour qui le dessin est «la probité de l’art». A cela s’ajoute la difficulté de saisir le fond, car « du rapport de sa valeur et de sa couleur avec la masse du personnage dépend la réussite du portrait». (4) Rembrandt l’a bien compris qui disait « c’est parfois un de mes élèves qui peint la tête, mais c’est toujours moi qui exécute le fond.» Many Benner excelle dans ce délicat domaine. Par un emploi judicieux de la combinaison des ombres et des lumières, il sait créer l’atmosphère qui convient. Portrait Huile sur toile Portrait Huile sur toile
Sa méthode de travail pour la
préparation des
portraits, ainsi que des nus d’ailleurs, est manifestement
inspirée de celle de
J.-J. Henner. Ses dessins sont réalisés sur des
papiers qui peuvent être de
couleur, d’épaisseur variable offrant des grains
plus ou moins rugueux, pour
retenir la poudre du fusain naturel, celui qui convient le mieux au
dessin
préliminaire; il peut être frotté sur
le papier avec les doigts ou une estompe
(en papier ou en tortillon). Les rehauts sont
exécutés à la craie blanche. Le
crayon de sanguine, c’est-à-dire la couleur
terracotta brun-rouge, est choisie pour
sa douceur et la chaleur qu’elle communique au dessin. Pour
le report sur la
toile, il utilise, comme Henner, des calques qui peuvent être
incisés pour
servir de poncifs.
Portrait de Marie-Thérèse Fusain sur papier cartonné Dessin préparatoire Fusain naturel protégé Exemple de genèse d'un portrait Le dessin préparatoire Le calque L'oeuvre Charles Meunier-Dollfus, 1915 Huile sur toile Le nu, un des thèmes majeurs de l’art, et ce depuis la Préhistoire… a toujours été au cœur des motivations des artistes peintres car «il est l’incarnation de la beauté, du mystère, du désir, de l’interdit.» (5) Or ces deux derniers points ont été longtemps sujets à controverse. Si, comme le dit le critique Georges Normandy, la nudité d’une femme belle ou d’un homme parfait n’est pas plus répréhensible qu’un beau lac ou une belle fleur, la foule et même l’élite ne sont pas forcément familiarisées avec la seule nudité humaine digne d’être contemplée, c’est-à-dire la nudité artistique aussi parfaite que possible. D’ailleurs, l’histoire de l’Art prouve que les canons de la beauté ont évolué en fonction des exigences esthétiques et morales de l’époque. Encore à celle de Many Benner, notamment avant 1914, pour qu’un nu soit admis dans les salons officiels et ne scandalise pas le public, le peintre devait le «désexualiser en lui donnant les contours idéalisés d’une statue antique et l’identité reconnaissable d’un personnage biblique ou mythologique.» (5)
Many Benner «vieille connaissance» du Salon du Nu,
est
assurément resté attaché aux exigences
morales du moment. Le tableau qu’il
expose au salon de 1930, intitulé «La
Candeur» l’atteste: respect du goût
naturaliste,
de la précision photographique du second
académisme qui se développe à la fin
du XIXème siècle. Le critique salue, par
ailleurs, le soin et le «métier»
grâce
auxquels l’artiste a dessiné et modelé
cette «Candeur».
Le nu, par la difficulté de représenter l’anatomie et la carnation, a permis à Many Benner de démontrer son talent. Mais les règles, les impératifs du Salon ne franchissent pas forcément la porte de l’atelier du peintre. De fait, Many Benner s’en affranchit résolument.
Henner, déjà, a débarrassé
ses nus du carcan historique et
mythologique, tout en les montrant «convenables».
Ses naïades, aux dires de
Jules Claretie, sont des nus «non
déshabillés». En revanche, ceux de son
disciple, sont des nudités offertes, l’artiste
jouant sur la palette des
sensations et des sentiments et la «valeur
ajoutée du désir» (8)
Mais, où seule compte
la forme pure.
Huile sur toile Esquisse Fusain et sanguine L'oeuvre Huile sur toile Dès la fin du XIXème siècle, les artistes peintres ont noué des relations étroites avec la photographie: l’image fixée chimiquement par Niepce, Talbot et Daguerre. Apparue de prime abord comme une rivale parce que considérée comme plus objective, plus moderne et meilleur marché par la bourgeoisie, certains artistes en ont vite fait une complice. (D’ailleurs les premiers photographes étaient souvent des peintres reconvertis, rompus à l’art du portrait). Elle devint rapidement pour eux un moyen d’études préliminaires, un outil technique. Elle simplifia la tâche du modèle vivant en s’y substituant parfois, le délivrant des contraintes de la pose. Courbet fit un usage abondant de photos de nus, et, après lui, les nabis tels Vuillard et Bonnard. Apparurent alors des analogies entre les canons de la photographie et ceux de la peinture. C’était devenu, à cette époque, une façon de se libérer de la contrainte académique, du bel idéal, pour une femme plus proche du réel. Certains peintres préférèrent garder secrète cette étape du cliché photographique préalable à l’élaboration de leur toile, gardant ainsi une part de mystère au procédé créatif. Nous avons la preuve que Many Benner n’a pas dérogé à cette pratique. Il a laissé dans ses archives toute une série de plaques sèches au gélatino-bromure d’argent, une invention qui date du début des années 1870. Il s’agit d’un procédé sec, très sensible à la lumière (4 asa); sa pellicule, nommée «étiquette bleue», inventée par les frères Lumière, permet de réaliser des prises de vue exigeant des poses relativement courtes (1/60ème de seconde). Plaque sèche au gélatino-bromure d'argent L'étiquette bleue © Photo: F. Walgenwitz
A l’exemple de J.-J.
Henner et de la plupart des artistes contemporains tels Thony
Robert-Fleury,
Jules Lefebvre et William Bouguereau, Many Benner a pratiqué
une activité de
professeur. On lui connaît notamment des
élèves femmes identifiées
grâce aux
programmes annuels des ateliers et aux catalogues de salons.
Les ateliers privés connaissaient un succès grandissant vers la fin du XIXème siècle car l’entrée à l’Ecole des Beaux-Arts n’est ouverte aux femmes qu’en 1897. Jusqu’à cette date, elles avaient accès aux académies Colarossi et Julian, dans laquelle officiait Many Benner, au 55, rue du Cherche-Midi, à Montparnasse. Il y dispensait des cours de nu (modèles vivants femmes et hommes «calçonnés»…), de portrait, de composition et de nature-morte. Many Benner à l'académie Julian De leur côté, Henner et Carolus-Duran, portraitiste et coloriste extrêmement brillant, avaient ouvert «L’atelier des dames» en 1874. Il est difficile de préciser quelle était la pédagogie de Many Benner. D’une façon générale, selon l’élève américaine, Marie Bashkirtseff, l’enseignement des ateliers parisiens n’a rien de didactique.« C’est à chaque élève de faire ses preuves en tenant compte des remarques proférées par le professeur lors de ses passages hebdomadaires ou bihebdomadaires. Les corrections sont très brèves notamment après 1880 où les classes sont surchargées.»
Nous savons tout de
même, grâce au document ci-dessous que le
professeur Benner pouvait se montrer directif.
Exemple de directives du professeur Benner Les élèves de l'atelier, rue du Cherche-Midi, en 1932 On reconnaît à l'extrême droite, Many Benner au côté de son collègue, Henri Zo.
Son arrière-grand-père maternel, son grand-père paternel, son père et son oncle s’étaient fait un renom comme peintres de fleurs; du moins au début de leur carrière artistique, avant de s’élever à «la grande peinture de composition». Aussi, Many Benner suivit-il leur brillant exemple. Son premier tableau connu n’est-il pas un bouquet d’hellébores? Cependant, dans ce domaine comme dans celui du portrait et du nu, il a su dégager sa personnalité. Clarté, charme et poésie ont succédé au clair-obscur du décor. Les fonds vivent leur propre vie mais leurs nuances chantent harmonieusement au diapason du sujet, en l’occurrence, ce vase de pétunias. La juxtaposition des tons purs, leur palette fraîche, éclatante, glorifient la lumière. Ailleurs, il expose ses zinnias au soleil, leur donne de l’air, les intègre dans la nature. Ils sont en communion avec le paysage familier de l’Alenborn. Vase de pétunias Huile sur toile Vase de pétunias, détail Bouquet de zinnias à l'Alenborn Huile sur toile
Lors de ses voyages
d’études et de découvertes, il aimait
poser son chevalet et s’adonner à
l’observation directe de la nature et de la vie. Il a
laissé de nombreux
paysages de Capri, de Grèce, et du berceau de sa famille,
l’Alsace.
Sa façon d’aborder franchement le motif, tonifiée par un tempérament qui, devant le paysage, n’a rien à voir avec celui du décorateur, sa spontanéité donc, incite à apparenter Many Benner aux impressionnistes, dans l’esprit: «n’être qu’un œil», sensible à la beauté des choses, où le monde extérieur seul existe; mais aussi de par la technique: sa liberté de pinceau, sa simplification des tons, leur juxtaposition, son gris, auxiliaire des couleurs qui génèrent elles-mêmes les ombres, cette manière de représenter le monde comme «une gerbe de fleurs vives» (6) qui vibrent sous la lumière. Many Benner qui s’est libéré de l’académisme ne risquait pas, en flirtant avec l’impressionnisme de s’enferrer dans un autre carcan car il n’y a jamais eu de programme ou de théorie impressionniste à proprement parler. Peut-on confondre un Monet avec un Caillebotte? Mais, c’était bien une peinture qui a contrarié toute l’éducation routinière donnée à l’œil depuis la Renaissance!... C’est donc en homme libre que Many Benner s’aventurait sur les sentiers inondés de soleil qui escaladaient les rochers d’Anacapri, à la recherche de l’endroit précis où le spectacle de la mer et du golfe de Naples est le plus saisissant, c’est en homme libre qu’il allait à la rencontre des vestiges grecs et romains, des témoins de la Capri byzantine et médiévale, qu’il visitait les mystérieuses grottes marines, scintillantes de lumières colorées d’azur, d’émeraude, de topaze, de porphyre pour les immortaliser sur sa toile. Le spectacle de la mer Maisons capriotes Huile sur bois Jean-Charles dans la grotte bleue
Dans ses notes sur l’art, Many Benner pousse ce
cri du cœur: «Comment
se passer de l’architecture?» Il lui
est
manifestement inspiré par les monuments qu’il lui
est donné de voir dans son
Italie natale. A Pise, il a été
subjugué par la beauté et la majesté
de ses
monuments restés intacts, comme le Dôme et le
Baptistère. Devant Venise, il a
été sensible à
l’atmosphère romantique de la lagune
qu’il a peinte avec la plus
délicate touche impressionniste. Ailleurs, en Basilicate ou
en Campanie,
impressionné par la majestueuse rencontre
d’édifices Renaissance et de vestiges
antiques, il a exalté la joie de sa découverte
dans un coloris inédit, jouant
sur les contrastes de couleurs pures. Les coups de pinceau
chargés, fiévreux,
sont dictés par l’intuition, par
l’émotion. La forme est soumise à
l’expression. Ce qui n’est pas sans rappeler
l’assertion d’Edvard Munch: «Dans un état
d’âme puissant, le paysage
exerce un effet bien particulier sur
l’homme.» Il devient une image de son
propre sentiment intérieur. Et, c’est
là, l’essentiel; la nature
n’étant qu’un moyen.
Pise Huile sur toile L'atmosphère romantique de la lagune Huile sur toile En Basillicate ? Coloris inédit Huile sur toile
«La
Grèce est un pays aussi beau que pauvre. Le mythe et
la légende, les lignes de ses montagnes et de ses
côtes,
la mer bleue qui
l’enveloppe et la lumière dorée qui la
beigne
constituent les principaux «capitaux» de sa
richesse.»
Cet éloge que fit, en 1953, R. Agathoclès,
président de l’office national du
tourisme, aurait pu être prononcé par Many Benner
qui plaçait l’art hellénique
au plus haut. «C’est
la patrie du beau.
C’est là que le génie humain a atteint
la
plus grande pureté en cherchant le vrai…»
A l’appui de cette assertion, il
convoque Platon: «Le
beau, c’est la
splendeur du vrai.»
Many Benner n’a pas seulement planté son chevalet sur les sites les plus illustres. Féru d’art grec, il a également donné des conférences sur l’Acropole, Delphes, le Péloponnèse, la Thessalie, sur l’Attique et l’Arcadie, au charme si particulier…Il a rendu hommage à la pureté des formes des statuaires. «Comment, dit-il, en Grèce, sous cette lumière si limpide, si légère, ne pas faire des images pures, grandes par la perfection des proportions?» Ses notes sur l’Art stipulent «qu’une des premières nécessité (pour l’artiste) est de voir, mais ce n’est pas la seule, et puis, il faut savoir voir et cela ne vient parfois qu’après bien des études.» Or, Many Benner s’est manifestement forgé ce don. Il le prouve avec son Acropole émergeant de la poussière d’or qui auréole immuablement la cité. Il a rendu fidèlement la lumière du ciel de l’Attique qui se caractérise à la fois par sa douceur et la netteté qu’elle donne aux objets. «Elle confère aux choses une sorte d’éclat intérieur.» (7) Le Parthénon Huile sur toile Le site de Delphes Huile sur toile
Many Benner savait qu’à
l’époque de la Grèce classique,
la musique et la poésie, «indissociables
selon le mythe»,
(7) faisaient partie intégrante de la vie. Il
connaissait leur fonction magique (orphique), religieuse,
éthique,
thérapeutique…décrites par
Platon et
Aristote. Il a essayé d’en ressusciter la pratique
en
peignant cette jeune
fille jouant de l’antique aulos, précurseur du
hautbois,
que Picasso lui-même représentera,
en 1946, sur sa monumentale «Joie de vivre»
Jeune fille jouant de l'antique Aulos Huile sur toile Etude Picasso, "La joie de vivre", Antibes - 1946 © Photo: F. Walgenwitz
Si, comme le relève
Me Lotz, Many Benner n’a exposé que peu en Alsace,
il y passa de fréquents et
longs séjours dans la ferme familiale du «Vordere
Alenborn» à
Bitschwiller-lès-Thann, dans la montée du col du
Hundsrück.
L’Alsace et les Alsaciens lui ont inspiré bien des sujets, notamment des portraits comme celui de Jules Scheurer, industriel, ou celui Mr Wetterlé, prêtre, journaliste et polémiste. Lors de ses excursions vers nos pittoresques villages de Basse Alsace qui l’attiraient fortement, il a fixé sur la toile les scènes de la vie culturelle comme la procession de la Fête-Dieu de Geispolsheim, le village aux nœuds rouges!... Bitschwiller et la vallée de la Thur figurent également en bonne place sur les cimaises de ses expositions, notamment celle de l’été 2017, au musée sundgauvien d’Altkirch. Paysages bucoliques, balcons fleuris, vues sur la vallée et la plaine d’Alsace, sont traités en teintes délicates dans une manière pleine de sensibilité, témoignant du plaisir de Many Benner à traduire son attachement à notre province. Son engouement pour l’architecture s’est confirmé dans le choix des autres thèmes: Porte de Thann à Cernay, maison à Riquewihr, où le dessinateur prime sur le coloriste. Portrait de l'abbé Wetterlé,
1914 Alsacienne portant la coiffe de Geispolsheim Alsacienne protestante, à la coiffre
noire Bitschwiller-les-Thann, vu de l'Alenborn Huile sur toile Vue sur la Plaine d'Alsace, depuis le Freundstein La Porte de Thann à Cernay Maison à Riquewihr La Tour des Sorcières à Thann
Many Benner était certainement heureux
d’être né
à la suite de cette dynastie aux prestigieux talents, de
bénéficier de leurs précieux
conseils, de voir fleurir, sur la toile, leurs bouquets aux agencements
sans
cesse renouvelés. Il a crayonné son
père (ou son oncle) vu de dos en train de
peindre. N’est-ce pas le signe tangible du désir,
de la volonté d’en faire
autant, d’égaler le mentor,
d’être un jour, digne de lui?
Jean ou Emmanuel peignant
Mais, Many a compris
bientôt que l’art n’est pas la
perpétuation d’une tradition. Il a compris que
l’art commence là où
s’arrête l’imitation. S’il a
peint les anémones comme
l’aurait fait Jean ou Emmanuel, ce n’est pas par
contrainte, mais par adhésion,
acceptation, respect de leur savoir-faire, résolu,
qu’il était, à accéder
à la
maîtrise, à s’approprier le
«métier».
Or ce «métier», il le mit délibérément au service de la vie. Contrairement à ses prédécesseurs (Ingres), il se mit naturellement en consonance avec sa sensibilité, au lieu de faire le choix réfléchi de ce qui est dans la nature propre du sujet. Alors, peindre, c’est saisir et transmettre une jouissance esthétique suggérée par la beauté remarquable d’un paysage de Capri, c’est donner libre cours à l’émotion ressentie devant un site fondateur comme Delphes, c’est épancher l’attachement sentimental, la nostalgie pour ses lieux de vie, méditerranéen et alsacien. Dès lors, son art devient l’expression de la liberté, le droit à l’imagination. Au-delà du talent, mais forcément après lui, c’est la spontanéité qui prime. Certes, il y avait toujours une différence entre les modalités d’une commande, portrait ou fresque et la libre initiative. Mais, c’est bien celle-ci qui est représentative de l’évolution de l’oeuvre de Many Benner qui se définit essentiellement par son caractère de totale liberté Quand
il eut cessé de peindre «à la
manière
de», il s’est promené devant
l’impressionnisme, le fauvisme,
l’expressionnisme….sans
s’arrêter, en restant
résolument lui-même, jouant avec les couleurs,
traquant la
lumière, appréciant
l’atmosphère,
pour aboutir à cet instantané du petit berger
assoupi,
appuyé sur sa houlette:
une prouesse de célérité,
d’économie
de moyens et de pouvoir d’évocation.
L’appréciation
que nous lui apportons est la preuve que la
spécificité
d’une œuvre d’art
constitue un mystère dont on ne peut guère rendre
compte Traquer la lumière Apprécier l'atmosphère L'aboutissement ?
Outre les deux Seconds Prix de Rome (1894 et 1998) Many Benner obtient plusieurs mentions et médailles décernées par l’Ecole Nationale des Beaux-Arts, dans les années 1895 -1901, pour des épreuves telles que esquisses, têtes d’expression, grandes figures peintes…Plus tard, il obtiendra plusieurs prix de l’Institut. En 1902 et 1905 notamment il reçoit des médailles dans plusieurs salons. Membre de la Société des Artistes Français, il en devient le vice-président. Il est également vice-président de l’Association Taylor, association ayant pour but d’aider les artistes en difficultés. Des missions d’expertise lui sont confiées qu’il remplit jusque dans les années 1950 En 1927, il est nommé Chevalier de la Légion d’Honneur. Il expose au Salon des Artistes Français, notamment en 1902 et en 1905 (médailles et hors concours), à la Société Nationale des Beaux-Arts de Paris en 1906, au Musée des Beaux-Arts de Paris en 1912. En Alsace, il expose à Strasbourg, à la Maison d’Art Alsacienne en 1906 et en 1912, puis, avec des artistes vivants de l’Est de la France en 1923 et en 1925 et, à la Galerie Aktuaryus, en 1929. En 1893 ainsi qu’en 1902, il est accueilli par la Société des Arts de Mulhouse. Enfin, il est présent à Thann en 1923. En 1924, dans le cadre du «groupe de l’Erable», il organise, au Canada, dans la province du Québec, une exposition à laquelle participent plusieurs artistes français. Les musées de Charleville, du Havre et de Mulhouse s’honorent de posséder des œuvres de Many Benner. Par donation de Jean-Charles Benner, le Musée national J.-J. Henner a acquis Jean-Baptiste enfant de 1897, huile sur toile (1,06x1,70) Souvenir de Bretagne de 1897, huile sur toile (1,22x1,74) La piscine de Bethsaïda de 1898, huile sur toile (1,47x1,14) La résurrection de la Fille de Jaïre de 1902, huile sur toile (1,15x1,47), quatrième tentative infructueuse pour remporter le Grand Prix de Rome Pifferari de 1905, huile sur toile (1,46x1,14)
Bibliographie
- Bulletin municipal N° 27 - Un artiste peintre qui exerçait son art
à
Bitschwiller: Many Benner (1873-1965)
(1) - Collectif - Musée
national Jean-Jacques HENNER, De la maison d’artiste au
musée.- Ed. Somogy
– 2016. Textes de
Claire Bessède,(3) Cécile Cayol, Benoît
Giraud, Emmanuel Bréon, Rodolphe Rapetti,(2)
Isabelle de Lannoy, Isabelle Magnan - Georges Normandy – Le
Nu au Salon - 1930 - Hector Obalk – (8) Aimer voir -
© Hazan,
Paris, 2011 - Charles Wentinck - Histoire
de la peinture européenne - Marabout
Université - 1961 - Elie Faure – Histoire
de l’Art – Le Livre de Poche –
1965 (6) - René-X. Prinet - Initiation
à la peinture – Flammarion –
1948 (4) - Ray Smith – Le
manuel de l’artiste – France-Loisirs -
1989 - Claude Lévi-Strauss – Regarder écouter voir
– Le Grand livre du Mois - 1993 - Michel Déon – Pages grecques – Gallimard -
1993 - L’Italie
– Editions Odé - 1949 - La
Grèce – Editions Odé
– 1953 (7) - Paris –
Editions Odé - 1949 - André de Fouquières
– Mon Paris et ses Parisiens.
Pigalle 1900 - Ed.
Pierre Horay - 1955
Crédit
Photographique
- Jean-François Benner, sauf mention
spéciale
PortfolioHuile sur toile réalisée à l'âge de 7 ans La Toilette Huile sur toile Portrait de Jean-Charles, 1912 Huile sur toile Capri Huile sur toile Paysage Capriote Huile sur toile Venise Huile sur toile Grenade Huile sur toile L'Alenborn Huile sur toile Mention Légale: Tous droits réservés. Aucune reproduction même partielle ne peut être faite de cette monographie sans l'autorisation de son auteur. |
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