Culturel
" Une vie, une Oeuvre, pour le plaisir
des passionnés d'Art Alsacien "
francois.walgenwitz@sfr.fr
Lucien Haffen
(1888-1968)
Autoportrait, Huile sur toile
«Voici un art jeune, pimpant et prodigieusement vivant, un art qui ne laisse jamais transparaître tout le sérieux de son exécution technique et qui s’abandonne à son émotion avec lyrisme.» (Marc Lenossos) Un authentique "Steckelburger"
Lucien Haffen est né à Strasbourg, le 15 juin 1888 au Bain des Plantes, dans le quartier de la Petite France. Il est issu d’une famille d’artisans, famille de vieille souche strasbourgeoise, il est donc un «steckelburger». Son père, Louis-Joseph, est, en effet, tapissier. Sa mère, Marie-Antoinette, Schwoerer, nommée Fanny, tient le magasin. Ils habitent Quai de la Bruche, à l’emplacement actuel du parc Louise Weiss, derrière les Ponts Couverts. «Sur certaines photos d’époque où la maison est souvent représentée, nous raconte avec tendresse et nostalgie sa fille Claudia, on peut voir de nombreuses personnes et des enfants. J’aime m’imaginer que ce sont des membres de ma famille et des aïeux, autour de Lucien, Maurice son frère et Suzanne sa sœur. A l’époque, le quartier n’avait rien à voir avec le site touristique. Des bancs publics, des lavoirs étaient situés non loin. Les rats et les pigeons avaient droit de cité. Toutefois, l’originalité de ce premier lieu de vie est évidente: les quais, les tours des Ponts Couverts, le barrage Vauban, et les tourbillons des chutes d’eau.»
Saint-Jean - Huile sur toile
Lucien connaît une enfance sans souci, heureuse, entre le centre de Strasbourg et la proche périphérie. Ses parents possèdent un grand jardin au Heyritz, domaine de villégiature de la famille où le père, Louis, de tempérament casanier, aime cultiver des roses et où, plus tard Lucien aimera peindre les pêchers en fleurs et où, enfant, en contact avec la nature et les rivières, il dessine. Un jour, un passant intéressé par ce qu’il fait, parle aux parents des dons de leur fils et incite le père à lui faire suivre des cours. «Un don, une simple rencontre, des parents attentifs, et c’est la naissance d’une vocation!...» (1) Un goût précoce pour les arts
A l’âge de 14 ans, se révèle à lui la beauté des paysages de montagne du Ban de la Roche où la famille se rend à plusieurs reprises lors des vacances de Pâques, plus précisément à Belmont, juste sous le Champ du Feu, où habite la jeune aide-ménagère que ses parents ont engagée. Celle-ci ne cessait de vanter les attraits de son village. «De ce lieu, il aimera les habitants, le site, l’architecture des maisons et la luminosité; il peindra toutes les saisons: l’hiver à Belmont, le mauvais temps, les champs de seigle, les «poupées», (nom donné aux gerbes dressées dans les champs), les torrents et la montée des vaches.» (1)
Une autre opportunité est offerte à notre artiste en herbe, à Strasbourg même, à la foire de Saint-Jean, dont le grand huit appartient au père d’un de ses camarades de classe. Il y est attiré par un «Schnellmoler», un caricaturiste. «Une fois renté à la maison, Lucien exécute des dessins du même genre qui provoquent l’admiration de ses parents.». Il
est certain que ceux-ci tiennent à la
qualité de l’éducation de leurs
enfants. Lucien est scolarisé au Gymnasium
protestant, actuellement «Jean Sturm», mais, il
passe son Abitur au collège Saint-Etienne.
«Il apprend le
grec, le latin, et aime
converser dans cette langue. Il lit «La Guerre des
Gaules» de Jules César dans
le texte. Très tôt, il développe un
goût pour les arts. Avec ses amis, M.
Weyrich et M. Wernert, (paléologue
célèbre et
vénéré, le
«Knochemann» de la
carrière d’Achenheim), ils montaient des
pièces de théâtre pour les habitants
du quartier. On m’a beaucoup parlé d’une
représentation de Siegfried… Lors de la
scène finale, Siegfried se fait poignarder. Lucien voulait
du réalisme et impressionner
son public. Le boucher Aloïs de la rue des Serruriers lui
avait fourni une
vessie de porc qu’il avait remplie d’encre
rouge… Lorsque Hagen tue Siegfried,
la vessie se vide. Panique dans l’assistance, des hurlements
se font entendre:
Lucien, Lucien est blessé…»
(1)
C’est lui qui improvise les décors. Par exemple,
en ramassant les sapins après
les fêtes de Noël, en les agrémentant
d’animaux, dont la cigogne noire, prêtée
par l’oiseleur qui tient commerce dans
l’immeuble.
Il adore également la chimie et la physique. Avec sa bande
d’amis,
ils décident de vérifier «la loi de la
chute des corps» en jetant différents
objets du haut du 3ème
étage dans la cour. Par ailleurs, son frère
Maurice a failli faire les frais
d’une certaine expérience de chimie… Lothar von Seebach, l'homme providentiel
Les enfants du couple Haffen ont un goût prononcé pour les arts. Cependant, si Suzanne suivra des cours d’orfèvrerie à l’Ecole des Arts Décoratifs, Lucien, quant à lui, doit se soumettre à la volonté du père qui ne voulait à aucun prix d’une carrière artistique. «Comble d’horreur, s’écrie Robert Heitz, M. Haffen père avait le plus vif désir de faire de son fils un notaire. On ne voudrait faire ici aucune peine, même légère, aux représentants d’une profession qui doit réserver des satisfactions authentiques et de tout ordre; mais, ayant été menacé du même sort, on ne peut s’abstenir de dire toute sa sympathie rétrospective au jeune Lucien Haffen qui regimba de toute son énergie contre les projets paternels. Il obtint un premier résultat, celui de se voir consacré aux études un peu moins rébarbatives de la médecine.» Tout en découpant savamment en tranches une partie de ses semblables, pour le plus grand bien de ceux qui restent, selon l’expression brutale de Robert Heitz, il s’entête à suivre son goût pour la peinture et devient l’élève de Lothar von Seebach, l’homme providentiel, dont il fréquente l’atelier de la Porte de l’Hôpital. De plus, inscrit à la faculté de lettres, il obtient un certificat d’histoire de l’art.
Lothar von Seebach, après 1875, a apporté
à Strasbourg
l’impressionnisme français et a
été, pour cette raison, à
l’origine de la
renaissance de l’art pictural en Alsace, conjointement avec
la création de
l’Ecole des Arts Décoratifs, Lothar von Seebach
qui comptait parmi ses élèves
Lucien Blumer, Auguste Camissar, Otto Graf, Paul Lechhorn, Henri
Solveen…, les
a presque tous marqués de sa personnalité.
«Certains
d’entre eux au point d’entraver leur
individualité propre. Il est intéressant
de voir quelle a été la réaction de
Lucien Haffen qui parmi tous ses élèves est
sans doute le plus fort tempérament de peintre. Le vieux
maître représentait
l’impressionnisme intégral. Se laissant aller,
presque passif, aux impressions
reçues devant la nature mouvante. Il affectionnait
particulièrement les
atmosphères claires, un peu voilées: la nuance
était son domaine, non la
couleur, le flottement estompé des formes entrevues, une
gamme grise qui
adoucit et nivelle les contrastes des couleurs. Chez Haffen,
dès ses débuts, rien de tel…».
(3) Lucien restera en
contact avec certains de ses condisciples de l’atelier de
Seebach, notamment
Mollweide dont il utilisera les couleurs, ainsi que la fille
spirituelle,
modèle que le peintre immortalisa en 1911, Marguerite de
Romilly, dite Eulalia
avec qui il correspondra jusqu’en 1962. « Lucien et ses
jeunes camarades vont avec leur maître qu’ils
chérissaient,
peindre des paysages dans la forêt du Rhin avec des gammes de
verts étendues.
Ils apprenaient à peindre en pleine nature.»(1)
Les séances de travail se déroulaient
également dans les rues de
Strasbourg et les alentours, c’est-à-dire dans les
paysages familiers au jeune
Lucien. A l’atelier, Lothar von Seebach initiait ses
élèves à l’étude
du nu et
du portrait.
Lucien Haffen s'ouvre sur le monde
Durant la Première Guerre Mondiale, il est incorporé dans l’armée allemande, en Silésie, comme la plupart des jeunes Alsaciens, sur le front de l’est, loin de toute tentation de désertion… Le retour à la paix lui ouvre de larges perspectives. Il va à Paris où il tombe en admiration devant l’œuvre de Sisley (1839-1899), paysagiste de l’Ile-de-France dont il a traduit si bien la lumière, les ciels et la poésie, un des plus purs représentants de l’Impressionnisme. Ayant eu le coup de foudre pour un de ses tableaux, il demande à son père de l’argent pour l’acheter. «Le refus est clair et net, nous apprend Claudia. Sa peinture coûte déjà assez…L’argent ne coule pas à flots pour l’art dans son milieu. Louis, son père, tiendra un registre de toutes les sommes dépensées en vue de les déduire de son héritage. Ce sens de l’économie pourra aller jusqu’à détourner le travail du jeune peintre. Louis utilise des cartons peints qu’il trouve dans «l’atelier» pour la réfection des toitures… Le ramoneur également utilisera une Danse de Conscrits durant des années comme pelle pour ramasser la suie!...» Cette peinture était exposée à la Maison de la Région!... Danse - Huile sur toile
Lucien Haffen aime voyager. Il fait plusieurs
séjours d’études en Italie,
à Venise, à Vérone et se rend souvent
à Paris,
visiter les musées et les expositions. Grâce
à des journalistes alsaciens
invités en Afrique du Nord, il effectue un fécond
voyage à travers le Maroc,
l’Algérie et la Tunisie. Il en rapporte tableaux,
dessins et gravures à la pointe
sèche. «Il
ne reste que peu de traces de
ces œuvres. Récemment, j’ai eu la chance
de trouver un tableau de cette époque
à Colmar, un Cimetière avec marabout et pierres
tombales dans des tons rosés,
ombres colorées, sous un ciel résolument bleu.»
(1). Enthousiaste, il
retourne au Maroc avec son ami photographe, Rosenstiehl. Il expose les
tableaux
qu’il en a rapportés à la Maison des
Arts, en compagnie de Paul Welsch qui
présente les siens rapportés de Tunisie.
Vie de famille: les voyages et le quotidien
Lucien Haffen se marie en 1925 avec Germaine Foerter qui est pianiste. Elle a obtenu de nombreux prix au conservatoire auprès de Hans Pfitzner, directeur du conservatoire et de l’opéra, musicien génial et de Guy Ropartz, grâce à qui le conservatoire connaîtra, dans l’entre-deux-guerres, un nouvel essor. Elle joue et enseigne la méthode Marie Jaëll (1846-1925) qui a composé une œuvre importante, et qui a publié des travaux théoriques. Lucien et Germaine auront trois filles: Sabine, Katie et Claudia. Le couple effectue son voyage de noces à Paris, attiré par les expositions du moment et le Louvre où les Flamands leur font forte impression. Puis, ils décident de poursuivre leur voyage en Bretagne. «La Bretagne, plutôt par hasard que par Pont-Aven…» se souvient Claudia; en l’occurrence à Roscoff, sur le conseil d’un natif du lieu. C’est ainsi qu’il peindra des goélettes, chargées d’oignons roses, des églises, des tempêtes, des marées basses «mais aussi des gens, l’activité et le mouvement, la procession Sainte Anne…» Il y retournera seul en 1931 et, en famille, en 1954, à Belle-Ile, à Bréhat… Roscoff - Huile sur toile Côte normande à Varengeville - Huile sur toile Lucien aime donc les voyages, mais longtemps, le manque d’argent les rend illusoires. Cependant, dans les années 1950, ses filles étant mariées, il peut plus facilement «quitter le nid avec son épouse et aller vers d’autres impressions, d’autres envies.» En 1958, il est en Normandie, au pays de Cau, à Varengeville, près de la maison de Georges Braque. Il fera de nombreux séjours à Paris. D’autres destinations suivront: le Canigou, la côte méditerranéenne: St Tropez et la Corse notamment. Il se rend à Venise, à Vérone. Il fera plusieurs séjours en Espagne: Séville, Ronda, Cordoue, Burgos… Il peindra des paysages, des corridas…En 1952, il va en Hollande en descendant le Rhin sur un remorqueur. Il peint le marché d’Alkmar, le port d’Amsterdam… Lucien est également un sportif. Il pratique le télémark jusqu’en 1958 à Chamonix ainsi qu’en Suisse, au col de la Bernina dont il peint les paysages enneigés. Il aime passionnément le canoé et entraîne Claudia dans des parcours épiques, comme la descente du Haut-Doubs, de Pontarlier jusqu’à Sainte-Ursanne.
Le grand appartement, rue des Serruriers, nécessitant de
nombreux aménagements; la vente de tableaux lors des
expositions de Novembre
était ardemment souhaitée. De même, les
éventuelles commandes de portraits et
de fresques d’églises
rénovées étaient les bienvenues.
«Un jour de
disette, il dut se décider à vendre ses beaux
livres: le
Frédéric Piton, les Seyboth, la correspondance de
Van Gogh à son frère Théo et
autres belles éditions. Son moral était vraiment
au plus bas. Heureusement, il
y avait parfois de bonnes surprises tel ce dimanche soir où
nous étions à
table, la sonnette a retenti, j’ai ouvert pour trouver un
monsieur qui déclara
vouloir acheter un tableau. Il s’en est suivi une courte
embellie financière.»
(1)
Lucien, un père attentionné
Lucien est un père attentionné envers ses trois filles. C’est lui qui les réveille pour l’école, toujours un peu en retard, se souvient Claudia…C’est lui qui les amène en classe et qui les recherche à l’école puis au collège Lucie Berger. C’était l’occasion de rencontrer Cammissar devant son chevalet ou encore Hans Arp. Le jeudi matin, il les promène en ville et, parfois, les dépose au cinéma. L’après-midi est consacrée aux leçons de musique: piano pour Sabine et Katie, violon pour Claudia, «un supplice pour la famille…» C’est lui aussi qui a décoré et arrangé, à son idée, la grande chambre des enfants: «Les quatre murs étaient peints; sur le premier, un grand arc-en-ciel, sur le deuxième, la nuit étoilée avec croissant de lune, sur le troisième, une vaste plaine avec champ de blé et enfin, sur le dernier, l’hiver.» (1) A la maison, Lucien aide «un peu» son épouse pour les travaux ménagers, fleurir la terrasse. Il fait volontiers les courses; il aime le marché aux poissons de l’Ancienne Douane. Il lui arrive de cuisiner. Il prépare, parfois «soit un bortsch dont il avait lu la recette dans Dostoïevski, soit une soupe à la moutarde de son invention…»; quant au kougelhopf, qu’il pétrit avec ses grandes et puissantes mains, il est destiné à ses natures mortes, ses «compositions folkloriques». Or il se fait régulièrement chaparder par les filles. «Comment vais-je peindre le kougelhopf, s’il n’en reste que des miettes?» tonne alors le père. A Noël, Sabine, Katie et Claudia chantent, accompagnées au piano par la talentueuse maman, pendant que Lucien se délecte des chocolats qu’il venait d’offrir à son épouse…. Pour la Saint-Sylvestre, Lucien organise une séance de lanterne magique, puis, il fait fondre du plomb qu’il coule dans de l’eau froide pour essayer de prédire l’avenir…
La destination des vacances, en Alsace presque
exclusivement, sont choisies en fonction des motifs qu’il
désire peindre:
Lichtenberg, Ottrot, Lembach, Nordhouse, où il peignit
notamment «Le
paysage bleu». L’hiver, on monte
à Belmont ou au Salm. «Pendant
l’année, nous allions sur les lieux
des événements folkloriques et culturels
(processions, bals de conscrits, messti
et autres fêtes) Ainsi allait la vie de famille pendant ma
jeunesse». (1)
Le paysage bleu - Huile sur toile Fête-Dieu à Geispolsheim - Huile sur toile Une "bergère" de la Fête-Dieu à Geispolsheim - Tenue dessinée par Marie-Antoinette pour son "Hameau"
Lucien Haffen ne manque jamais de rassembler sa
famille, le 15 juin, date de son anniversaire, une tradition durable.
«Le 16 octobre
1968, après une période de
temps pluvieux, vers quatorze heures, il prend son petit-fils par la
main et
lui dit: «Viens, on va voir s’il fait beau.»
Sortant de son
atelier sur la
terrasse attenante, il s’affaisse dans un rayon de soleil. Je
me rappelle
toujours avec une infinie tristesse de ce moment. Et la certitude
qu’il soit
parti en pleine lumière, sans souffrir, en ayant comme
dernière vision son atelier, ne suffit pas à
atténuer
ma peine.» (1)
Un des acteurs de la renaissance de l'art pictural en Alsace Mais, qui est Lucien Haffen, peintre? Comment, avec Auguste Cammissar, Louis-Philippe Kamm et Luc Hueber est-il devenu un des plus grands artistes de sa génération, le 4ème mousquetaire de ce que Marc Lenossos a appelé «la vieille garde», c’est-à-dire les peintres qui furent les acteurs de la renaissance de l’art pictural en Alsace, à l’orée du vingtième siècle? Ses premières critiques datent de 1910. Comment s’est forgé son style? En quoi consiste exactement son art? Est-il le fruit d’une formation et, par conséquent, d’influences extérieures? Ou est-ce, au contraire, l’affirmation d’un tempérament fort, d’une personnalité intransigeante?
Nous avons vu qu’à partir du moment où
il fut devenu
l’élève de Lothar von Seebach, il ne
tergiversa pas longtemps entre une
carrière de médecin et l’assouvissement
de sa passion pour la peinture. «Un beau jour - c’est
le cas de le dire – le jeune Haffen troqua
définitivement le
scalpel pour le pinceau» se réjouit
Robert Heitz. Or Heitz observe
également que chez Haffen, dès ses
débuts, on ne trouve rien de ce que Seebach
lui a appris. «Formé
à une école sévère et
dangereuse par la valeur même du
maître, capable d’entraver
l’individualité propre des
élèves», Lucien
Haffen a su se préserver… Il affrontera la nature
avec une spontanéité et une
fraîcheur toujours renouvelées. En toute
indépendance.
Que seraient la campagne et la ville sans l'homme?
La thématique de Lucien Haffen est infiniment variée. Mais, l’appel de la nature l’emporte sur tout le reste. Il est toujours heureux de peindre la nature, dit Claudia. Il peint toujours sur le motif, l’atelier ne servant que pour la touche finale. Encore faut-il pouvoir s’y rendre!... «L’obtention de mon permis de conduire a été une grande source de joie pour mon père qui pouvait, désormais aller où il voulait, et pour moi, j’étais souvent à ses côtés lorsqu’il créait en pleine nature. Un vrai bonheur… et certainement une des raisons qui me font à jamais me sentir liée à toute son œuvre.» (1)
Peindre en pleine
nature, une des leçons reçues de Lothar von
Seebach… Il ré-enchante les paysages
qu’il visite en toute saison, sa
préférence allant à ceux se situant
dans les
saisons riches en couleurs. «Quand il est
en Alsace, Lucien peint beaucoup le printemps, les arbres en fleurs,
les
cerisiers aux fleurs délicates, les pommiers aux teintes
rosées et les
magnolias, sa grande passion. En ville, il peint les magnolias du quai
Koch et
de la place de la République. Il peindra
également de magnifiques magnolias à
Truttenhausen chez la Baronne de Turckheim qui lui offre le
thé (et il en est
très heureux). Au Heyritz, il peindra un superbe
pêcher aux multiples teintes
de rose.» (1)
Magnolia, quai Koch - 1965 - Huile sur toile Si le printemps est propice à exprimer toutes les tonalités de son ambitieuse palette, l’été lui offre les scènes champêtres liées aux moissons: faucheurs, gerbes dressées, attelages… L’automne lui apporte l’enchantement de ses symphonies de couleurs chaudes et le thème des vendanges, période qu’il aime passionnément «et dont l’inspire jusqu’à la placidité du bœuf – espèce en voie de disparition – Avec humour, le dernier bœuf sera nommé le Mohican…» (1) Même l’hiver, on le retrouve devant son chevalet en pleine nature, affrontant son sujet. «Ne ressentant à aucun moment le froid ou le fatigue, absorbé par son travail. Plus tard, prenant de l’âge, il admettait tout de même que son travail pouvait le fatiguer: oh, des mohla het mich jetzt so mied gemacht!...» (1) Forêt inondée - Huile sur toile
«Lucien Haffen sait peindre l’eau», observe un critique dès 1914. Certes il «savait», mais, surtout, il «aimait» peindre l’eau. «Tant celle-ci, tout en reflets et vibrations, parcourt son œuvre.» (4) Plusieurs expositions mettent particulièrement en lumière les tableaux comportant l’élément «eau», notamment l’Ile des pêcheurs, un bateau sur le Rhin, le port d’Amsterdam, la frégate Pollux, les ponts de Paris. Il installait souvent son chevalet le long des berges de l’Ill. S’il excelle dans la peinture de l’eau, il fixe aussi sur la toile, avec un vrai bonheur, les ciels et le jeu mouvant du vent qui emporte les cortèges de nuages, par exemple sur la mer, dans le port de Saint-Tropez. Mais, que seraient la campagne et la ville sans l’homme? Haffen aime le représenter dans ses activités quotidiennes et festives, «saisir au vol tout ce qui bouge et chatoie» (4) car Haffen adore le mouvement. «Mais contrairement à un Kreps par exemple, qui se crée un monde de fantaisie, il est resté un observateur assez réaliste qui travaille de préférence devant la nature. Ah! S’il avait vécu dans la Venise du XVIème siècle! Le grouillement harmonieux des nobles seigneurs et des gentes dames, les jeux ardents du soleil sur les soies et les brocards et les ors, l’amoncellement des tapis d’Orient, des coupes et des fruits vermeils, les fanfares des bannières pourpres qui flottent dans les colonnades de marbre – Voilà qui aurait fait son affaire! Mais nous ne sommes pas des Vénitiens, hélas!; nous nous agitons gris et tristes, sous un ciel morose; nos fêtes elles-mêmes sont dignes et sans joie. Haffen s’est donc mis à la recherche de ce qui, en notre vingtième siècle d’acier et de charbon, pouvait subsister de couleur.» (3)
Ainsi est-il devenu le peintre des fêtes de villages, des
cortèges de conscrits, des joutes lyonnaises, des
processions «telles
que celles de Niederhaslach,
Saint-Ludan et surtout Geispolsheim avec les jeunes paroissiennes qui
portaient
nœud rouge et belle jupe garance. Les plus jeunes filles
arboraient des tenues
de bergère, celles que la reine Marie-Antoinette avait
dessinées pour le
Trianon: robe blanche avec boléro en soie verte richement
décoré de
passementeries en fil d’or, petit tablier assorti, chapeau de
paille orné de fleurs et houppelande
fleurie.» (1)
Cérémonie du Jeudi-Saint à la Cathédrale, 1934
Entre les saisons, il réalise des compositions
comme cette grande toile commandée par la Caisse
d’Epargne pour son centenaire,
en 1934 qui représente une allégorie de
l’épargne, toujours visible à la
Robertsau sur laquelle Claudia, sa maman et ses sœurs ont
posé. Par ailleurs,
il a peint de grands panneaux pour le pavillon d’Alsace
à l’exposition
universelle de 1937. (Une grange située dans un village
proche de Strasbourg,
deux panneaux aux sujets folkloriques.) La même
année, il peint la cérémonie du
Jeudi-Saint à la cathédrale. A cette
époque on lui commande des fresques pour
les églises de Lembach et de Sundhouse. Fresques,
aujourd’hui disparues. Plus
tard, en 1965, le Ville de Strasbourg lui propose la
réalisation des décors de
l’opérette «Le Pays du
sourire».
Le matériel du peintre: ingéniosité et soin
«Pour peindre,
il lui
fallait tout un attirail: le chevalet pliant de campagne, la
boîte avec carton
ou toile, pinceaux, tubes de couleurs, palette, sa blouse, son torchon
à
peindre dans son sac à dos. Il avait conçu un
astucieux porte-tableau avec
bretelles. Le portant ainsi à la taille, il pouvait suivre
les déplacements
lors des processions ou des facétieuses danses des
conscrits. Ma mère
l’accompagnait, l’aidait à porter son
matériel et tenait fermement le chevalet
quand le vent soufflait fort…. Pour son matériel
de peinture, il se fournissait
chez Madame Abraham dont le magasin était situé
rue des Ecrivains: châssis,
toiles, cartons, pinceaux et couleurs. Il trouvait auprès de
cette dame affection, admiration et compétence.»
(1) Il s’adressait aussi à La Palette
d’Or et à
Monsieur Gerner, doreur, qui lui réalisait cartons et bois
à fond d’or,
indispensables pour faire scintiller la lumière des
ornements des processions,
l’or des objets sacrés. A Geispolsheim, il aimait
jouer sur les effets du
soleil dans les décors Il lui arrivait,
dans la précipitation, dans l’inspiration du
moment, d’appliquer directement la
couleur sortie du tube. Mais, son souci de reproduire la teinte juste,
le
poussait à mélanger ses couleurs. Il pouvait
hésiter sur la plus petite touche,
observe Claudia. Il utilisait les couleurs Lefranc, Rembrandt ou
Talens, sans
omettre celles de Mollweide, peintre établi au lac de
Constance et ancien
compagnon de l’atelier de Lothar von Seebach.
«Ses
pinceaux et ses brosses, il en prenait grand soin. Il les lavait en
rentrant
avec du savon noir (Schmierseif) sur l’évier de
grès de la cuisine.»
" Une rutilante richesse de tons "
Lucien Haffen est un des rares peintres de sa génération à n’être pas passé par l’Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg, créée en 1890 par le maire Otto Back. Par ailleurs, il se garde bien d’imiter son maître, ne retenant de lui que son savoir. Pas question pour Haffen de faire du Seebach. «Consciemment, farouchement, il exalte la couleur. Ce qui manque le plus à ses toiles de cette époque, c’est précisément cette atmosphère unie que Seebach recherche avant toute chose. Bariolée de tons vifs qui se heurtent durement, à peine couvertes par endroits, et surchargées par ailleurs d’épaisses éclaboussures, les toiles du jeune Haffen chahutent plus que de droit. Mais qu’importe! Le manque de mesure est souvent signe de fécondité. Du tumulte de ses années d’apprentissage est sortie cette puissance dramatique que l’on sent encore dans le moindre paysage du peintre, et le colorisme outrancier de ses débuts est à l’origine de la rutilante richesse de tons qui nous enchante aujourd’hui.» (3) D’emblée, il impose son style propre, sans concession, dans une farouche indépendance, tout en s’exprimant dans la technique des grands impressionnistes. Il en a retenu la leçon essentielle: donner forme à des sensations colorées dans un dessin qui se laisse porter par une touche libre, immédiate, à la lisière du fini et de l’esquisse. Mu par un enthousiasme sans faille, «il est avant tout un tempérament». Haffen est un impulsif qui se jette littéralement sur le motif et qui ne rate jamais son effet dira Marc Lenossos plus tard, en 1963. «Il faut le voir devant le motif: sourcils froncés, son cou de jeune taureau tendu en avant, il épie la nature avec une joie presque sauvage, comme un lutteur, frémissant de force contenue, qui cherche l’endroit où saisir l’adversaire. Et sa peinture est bien à l’image de ce gaillard vigoureux, tout d’une pièce, intransigeant dans ses idées, même et surtout lorsqu’elles sont changeantes. Combien de fois, sortant d’une discussion violente ou de la contemplation d’une toile particulièrement agressive, ne s’est-on dit, flottant entre l’exaspération et une sympathie admirative: «Ah! Quel type!» (3) Lucien Haffen s’est illustré dans différentes disciplines, principalement la peinture à l’huile, mais également le dessin au crayon et surtout au crayon de couleur, l’aquarelle, la gravure sur cuivre, la lithographie. Il maîtrise aussi la technique de la fresque. Il est difficile de dire en quoi consiste exactement l’art de Lucien Haffen, avoue Robert Heitz. Peut-être la formule: la couleur et la lumière en mouvement, dans un style impressionniste fulgurant pourrait-elle convenir?
En effet Haffen est un coloriste né. La richesse de sa
palette va jusqu’à la prodigalité. Sa
gamme colorée, prodigieusement étendue
n’est jamais exacte en détail, mais toujours
vraie. «Le
tourbillon des rubans vermillons, le scintillement doré des
reposoirs, l’éclat des voiles blancs parmi la
jeune verdure, la note joyeuse
des drapeaux – tout cela est indiqué par des
taches fiévreuses et heurtées.
Aucun contour, aucun détail. Mais le flux et le reflux de la
lumière est peint
avec un rare bonheur. D’un sujet qui, comme peu
d’autres, prêtait au chromo, Haffen
tire des œuvres d’un style nerveux et
très pur.» (3) Il
s’abandonne
librement à la griserie de la lumière et des
couleurs. Il sait traquer le
soleil sous tous les climats: en Bretagne, dans le sud
algérien, en Provence,
en Alsace où il donne la pleine mesure de son art. Il sait
aussi au besoin, atténuer ce coloris
généreux,
l’adapter à l’atmosphère qui
s’impose à lui. «De temps en temps, sous le
brillant feu d’artifice, apparaît un
observateur aigu de la réalité. Mais,
c’est par ricochet, si j’ose dire, que
cet observateur atteint au sentiment.» (3) La
sensibilité de
Lucien Haffen lui permet de capter les effets les plus discrets.
Paysage de Provence - Huile sur toile Un rythme endiablé
Couleur et lumière palpitent sous les touches
hâtives qui les mettent en mouvement et leur impriment un
rythme endiablé. Sa graphologie
précipitée,
saccadée, saisit au vol les émotions, les
impressions fugitives qui s’offrent à
lui, et chaque vibration colorée correspond à un
battement de cœur, dit Marc
Lenossos en 1963. Et le cœur de Lucien Haffen est
demeuré extraordinairement
jeune en dépit de son grand âge… Soldats (esquisse) - Huile sur carton
Lucien Haffen réalise des visions personnelles
où tout est indiqué dans une
imprécision effarante. On se laisse séduire par
le
rythme de ce mouvement perpétuel et, pas plus que le
peintre, dit le critique
Lenossos, on ne songe à analyser l’impression
subie. On ne raisonne plus. On
est empoigné ou bien…on se
fâche… Aussi Robert Heitz insiste-t-il sur le peu
d’importance que l’artiste attache au
côté documentaire de ses tableaux, les
fêtes en particulier. Seul capable d’oser des
œuvres qui ne sont pas de tout
repos, lisibles sans effort. Il lui arrive immanquablement,
à lui et à son art,
de provoquer la critique, «celle des gens
qui aiment les angles arrondis, les surfaces soigneusement
lissées (et les thèmes immédiatement
reconnaissables).
Haffen n’est pas fait pour leur plaire et
n’y prétend d’ailleurs
d’aucune façon. Je le soupçonne
même d’accentuer parfois
assez consciencieusement, ses aspérités
naturelles – par esprit de contradiction…»
(3) Selon le même Heitz,
les toiles qui ont suscité des critiques
négatives, sont celles sur lesquelles
Haffen a travaillé trop longtemps. Car ses dons naturels
exigent l’exécution de
premier jet. Il lui faut le coup de pinceau improvisateur.
Les critiques, au fil des expositions Si les amateurs d’art estiment que Lucien Haffen demeure égal à lui-même, ses confrères peintres remarquent que l’exécution de ses toiles évolue insensiblement. Les touches sont toujours hâtives et fébriles mais plus déchiquetées et criblantes. Les empâtements s’épaississent de plus en plus, au point de créer en relief un visage, un personnage au loin. Mais la qualité de son œuvre demeure constante: justesse des effets, fraîcheur et intensité des coloris, sincérité émouvante d’un homme qui voit vite et bien…
Lucien Haffen est sensible aux critiques artistiques. Il
découpe et colle sur un calepin les extraits de journaux qui
rendent compte de
ses expositions. Les premières citations se trouvent dans
«Neueste Nachrichten»
de 1910. Suivent des critiques en 1912 de A. Sauter et de K. Schade
ainsi que
de Paul Casper, en avril 1914. Ces critiques positives
évoquent notamment un
triptyque composé de la tentation d’Adam, de
l’adoration des Rois Mages et de
la descente de Croix, et apprécient ses peintures de
paysages, de processions
et sa manière de représenter l’eau,
lors d’une exposition qui a eu lieu dans
les salons de la Société des Amis des Arts. En
près de soixante ans d’exercice
de son art, Lucien Haffen a participé à de
nombreuses expositions collectives,
à la Maison d’Art Alsacienne en 1912, et
où on le retrouve en 1913, 1914 et en 1927,
à l’Orangerie, au palais des Rohan,
à la Galerie Siegel, mais aussi à
Paris et ailleurs en France et à
l’étranger. A partir de 1953, il devient un
habitué de la galerie Aktuaryus. A propos de
l’exposition de 1964 qui s’y
déroule, la critique Roger Kiehl constate une
maturité sans cesse rajeunie; il
apprécie ses toiles où s’exprime la
poésie vivante de sites qu’il arrache à
leur modeste apparence. Entre-temps, il avait
présenté des dessins au Festival de
Musique car Lucien était
mélomane. Il peignait sur le vif les musiciens, les chefs,
les instruments. Ses
dessins ont été volontiers signés par
les artistes très surpris et ravis en les
découvrant, ainsi Paul Bastide, Charles Furtwangler, Charles
et Fritz Munch,
Igor Stravinski, Herbert von Karajan…
Charles Munch - Dessin (Charles Munch dirige la cantatrice Annie Jodry)
Cette énumération qui est loin d’être exhaustive, ne tient pas compte des nombreuses expositions de groupe. Entre toutes, il préfère celles qu’il organise chez lui, dans son atelier, rue des Serruriers, seul et parfois avec Binaepfel, Fischer, Iske et Welsch. En 2011, à Barr, le conservateur de la Folie Marco, le Docteur Krieg, lui consacre une exposition rétrospective. Enfin, en décembre 2015, la Société des Amis des Arts et des Musées de Strasbourg ainsi que l’Association des Amis de von Seebach lui dédient une très belle et très riche exposition à la Maison de la Région
L’œuvre de Lucien Haffen est présente
dans les musées de Strasbourg, Haguenau,
Francfort… Il a obtenu de nombreux prix
dans les salons parisiens et italiens. Il a été
membre de la Société des
Peintres et Graveurs de France.
La touche ô combien personnelle de Lucien Haffen,
reconnaissable entre toutes, est une performance physique et mentale.
Sous son
pinceau inspiré, les fêtes villageoises, les
paysages bucoliques, les marines,
les bouquets opulents ne sont jamais figés.
Fidèle à son genre, sans aucunement
se répéter, il teinte sa palette de nuances
justes. Son esprit curieux est
ouvert à toutes les formes de culture. Il a su manifester un
enthousiasme
juvénile qui ne s’est jamais tari. Lucien Haffen
est véritablement, comme le
dit si bien Roger Kiehl: «
Un
impressionniste fulgurant ».
Crédit
photographique: Madame
Claudia Haffen
Portfolio Albert Schweitzer aux orgues de St-Thomas, 1928 Dessin dédicacé Maison Gothique, 1930 - Huile sur toile Lucien Haffen peignant "La Maison Gothique", une belle demeure détruite lors de la "grande percée" - située près de l'hôpital. La Synagogue, 1937, Huile sur toile Moisson, Huile sur toile Boeuf, Huile sur toile " Le dernier des Mohicans "
Joutes, Huile sur toile Marine, Huile sur toile Scheveningen, Huile sur toile Jardin du Luxembourg, Huile sur toile Le premier Conseil de l'Europe au Palais de l'Université, 1949 Huile sur isorel (27x35cm) - Seul témoin de l'événement Fritz Munch - Huile sur toile Concert de St-Guillaume Fritz Munch dirige le choeur de St-Guillaume - Dessin Mention Légale: Tous droits réservés. Aucune reproduction même partielle ne peut être faite de cette monographie sans l'autorisation de son auteur. |
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