Culturel
" Une vie, une Oeuvre, pour le plaisir
des passionnés d'Art Alsacien "
francois.walgenwitz@sfr.fr
Charles Spindler
(1865-1938)
Autoportrait (détail) - vers 1931 - Aquarelle © ADAGP 2005
Avant que la marqueterie ne devienne le moyen d’expression de prédilection qui le fit connaître du monde entier, Charles Spindler était un artiste peintre accompli. C’est sa parfaite maîtrise de l’aquarelle et de la peinture à l’huile qui lui permit d’élever la marqueterie à «un art de chevalet» lui conférant une souplesse inouïe et une plénitude rarement égalée. Sa réflexion sur le travail du marqueteur est celle de l’artiste-peintre, pas celle de l’artisan. De toute façon la création d’une marqueterie commence par un dessin dont le trait doit créer une composition remarquablement précise afin de parvenir à traduire dans le bois les nuances qu’offrent la peinture et les effets de l’aquarelle. L'Alsacienne aux coquelicots - 1920 Pochoir © Ed. Place Stanislas Le père de Charles Spindler, Edmond, Michel, Balthazar (1826-1875), au lendemain de l’achat de sa charge de notaire, se marie à Lingolsheim, avec Marie-Célestine (1834-1892), la fille de Charles Muller, conseiller et maire de Boersch. Cette dernière charge sera assumée par Edmond lui-même de 1867 à 1872. Charles naît le 11 mars 1865, sujet de l’empereur des Français, Napoléon III, dont le Second Empire évolue alors vers un peu plus de libéralisme et engage la France, en plein essor économique, dans une politique extérieure aventureuse. Survient la désastreuse guerre de 1870. Charles, 5 ans, bascule dans le Second Reich allemand de Guillaume 1er. Edmond perd sa charge de notaire mais récupère celle de juge de paix du canton de Bischwiller. Il tombe malade et meurt en 1875. Charles est donc orphelin de père à 10 ans.
Sa maman, Marie-Célestine, doit quitter Boersch pour
Strasbourg, rue Kageneck, où elle installe ses neuf enfants
qu’elle doit faire
vivre grâce à une modeste pension de veuve et une
allocation versée par un
oncle. Bientôt, elle quitte la rue Kageneck «une
des rues les plus laides de Strasbourg» pour le
pittoresque quai des
Bateliers.
L'éveil d'une vocation artistique favorisée
Charles fréquente, en compagnie de son frère Prosper, le gymnase de Bischwiller puis le lycée de Strasbourg. Excellent élève, bien que faible en mathématiques, Charles accède de suite à la première place. Il se passionne pour les événements géopolitiques du moment comme la guerre russo-turque qu’il découvre dans la revue Etoile que lui envoie l’oncle Charles. Inscrit au conservatoire qui se situe alors quai des Pontonniers, il apprend le violon. A l’âge de douze ans Charles, fouillant dans un débarras, découvre deux cartons de dessins. Ce sont des études d’académie exécutées pour le Serment des Horaces par le grand-oncle François-Xavier Bisch (1973-1841), graveur d’armes blanches à la manufacture royale de Klingenthal. Charles est admiratif. Sa vocation est en train de naître. Il a quatorze ans quand il obtient de Marie-Célestine, d’abord réticente, de recevoir des cours de dessin de la part d’une amie, la veuve de Théophile Schuller. «Issue d’une famille de peintres suisses et artiste elle-même, cette excellente femme, aux exquises manières, voulut bien m’aider de ses conseils. La fréquentation de ce milieu, encore tout imprégné de la forte personnalité du peintre de l’Alsace, a eu une influence décisive sur mon orientation.» (Cité par Marc Lenossos) C’est donc sous les conseils bienveillants et avisés de Madame Schuller, qu’il copie des études et des tableaux de Théophile, notamment ses paysages romantiques, ainsi que des œuvres de Delacroix et de Martin Drolling accrochés aux murs du logis. C’est alors qu’il achète sa première boîte de couleurs et qu’il pénètre pour la première fois dans un atelier d’artiste, celui de l’allemand Schwartz qui lui donne quelques leçons de peinture Par ailleurs, deux hommes vont compter significativement dans l’éveil de sa vocation et la formation de sa sensibilité. Deux oncles, l’un, côté Spindler, dans le domaine de l’art, l’autre, côté Muller, sur le plan culturel. Louis-Pierre Spindler, formé à Paris chez Regnault et Girodet, médaille d’or à deux reprises au salon des Beaux-Arts de Paris, connut un triomphe en Angleterre comme portraitiste. Revenu en France, il s’installe à Fontainebleau où il s’adonne à l’art sacré. Dans ses chemins de croix et ses tableaux de maîtres-autels, Charles Spindler devait puiser une bonne part de son inspiration. Cet oncle attentionné a assuré à Charles et à sa famille un précieux soutien financier. L’oncle Charles Muller (1823-1898), journaliste, est rédacteur à L’Alsace puis à la Gazette de France. Feuilletoniste, «il mit nombre de périodes de l’histoire de l’Alsace en épisodes romancés» (*) A la mort du comte de Chambord, l’oncle Charles, légitimiste, se retire à Boersch près d’Obernai. Alors Charles 19 ans, ne se lasse pas d’écouter ce brillant causeur de 60 ans qui l’impressionne parce qu’il promeut l’Alsace et qu’il connaît tant de célébrités dont Heinrich Heine, Chateaubriand, Lamartine…Les académies allemandes,
à défaut de Paris
Pour contrebalancer les activités de la
Société
des Arts de Strasbourg, crée par Théophile
Schuller, le nouveau pouvoir du
Reichsland Elsass-Lothringen, octroie des bourses
d’études à de jeunes artistes alsaciens
afin
de les amener à étudier dans les
académies allemandes et à favoriser
l’assimilation des artistes qu’il subventionne..
C’est ainsi que, en 1882,
Charles Spindler part poursuivre sa formation artistique,
d’abord à l’académie
de Düsseldorf où il suit les cours de ED. Von
Gebhardt, ensuite, dans les
ateliers de Hellquist et de H. Vogel à Munich, enfin
à Berlin où professe C.
Rickelt. Il apprend la peinture allemande des Nazaréens (qui
s’inspirent de
l’idéalisme naïf des Primitifs italiens),
s’exerce au croquis pris sur le vif,
sous la conduite de Gebhardt qui lui apprend à observer avec
exactitude les
costumes et les types de son pays natal, ce qui sera plus tard sa
«marque de
fabrique». Il s’inspire également des
courants symbolistes et réalistes et en
particulier de l’art d’Arnold Böcklin.
© Flammarion
Il aurait certes préféré entrer à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris avec pour objectif le prestigieux Grand Prix de Rome que remporta Henner. Pourtant, il appréciera ces années d’études en Allemagne. «J’ai appris à mieux connaître l’Allemagne, sans aucun préjudice des sentiments que j’éprouvais pour la France, le pays qui m’avait vu naître. Je serais même tenté de croire que je revins d’Allemagne plus fortifié dans mon affection pour la France, car la peinture française jouissait en Allemagne d’un prestige incomparable et l’on y suivait la lutte que se livraient les impressionnistes et les classiques avec un puissant intérêt. Les noms de Manet, Monet, Bastien-Lepage, Benjamin Constant y étaient aussi célèbres qu’en France.» De toute façon, dit-il: «Notre situation de fortune, ma mère étant veuve avec neuf enfants, ne me permettait pas de suivre ma propre inclination». (**) En 1889 Charles Spindler s’installe définitivement en Alsace après la dernière étape de sa période allemande, c’est-à-dire son service militaire qu’il effectue à Strasbourg comme artilleur. Une photo, prise en 1888, le montre sous l’uniforme prussien. Il en rapporte, dit-il à Marc Lenossos venu l’interviewer, un album de croquis. «Vous y voyez quelques binettes bien amusantes, depuis mes camarades de chambrée jusqu’au vieux Général-Major Siegert dont les tournées d’inspection faisaient trembler tout le régiment. Et voici, comme opposition, quelques aquarelles représentant les premiers soldats français venus en 1918 à Saint-Léonard.»
Le renouveau de la vie artistique
Saint-Léonard, un
pôle d'attraction
La cour de la maison de Charles Spindler - Aquarelle - 1913 © ADAGP En 1886, pendant son séjour à Berlin, il fait la connaissance d’Anselme Laugel (1851-1928), un peintre et homme politique alsacien de renom. Ce grand érudit a lâché sa fonction de questeur au Sénat pour la propriété viticole de Saint-Léonard - au pied du Mont Sainte-Odile - qu’il s’est choisi comme part d’héritage. Il s’y établit les mois d’été et d’automne, surveille les vendanges et peint des paysages. De 1900 à 1911 il est député au Landesausschuss où il préside le groupe du Centre alsacien. A la mort de son père, en 1890, il s’installe définitivement à Saint-Léonard. Il propose alors à Charles Spindler une maison voisine de la sienne pour y installer son atelier. Cette rencontre décisive entre deux passionnés de l’Alsace aboutit à la création du Cercle de Saint-Léonard. Voici comment, avec sa sensibilité et sa cordialité, Robert Heitz relate l’événement: «Cela commence presque comme un conte de fées. Au pied du Mont Sainte-Odile, sur un idyllique coteau placé sous le vocable de Saint-Léonard, habitait un homme cultivé aux dons variés, qui s’appelait Anselme Laugel. Tout comme son voisin Charles Spindler, il se passionnait pour les paysages, les coutumes, les costumes du pays. Ensemble, les deux amis parcouraient la campagne, accumulant notes et croquis, rassemblant ce qu’il subsistait d’art populaire. Bientôt le petit groupe de maisons devint un lieu d’attraction pour les jeunes artistes, écrivains et savants. «Le Groupe de Saint-Léonard» était né.»" La petite maison au fond du jardin " - 1920 - Aquarelle © Ed. Place Stanislas
La retraite bucolique d’Anselme est une ancienne maison de chanoines, petite abbaye de bénédictins fondée en 1109, consacrée à Saint-Léonard, patron des prisonniers qui vécut au XIème siècle dans le Limousin et y fonda le couvent de Saint-Léonard de Noblat. Incendiée, trois fois pillée, reconstruite, vendue comme bien national en 1791, son église réduite à l’état de carrière de pierres destinées à la construction de celle de Benfeld et du clocher d’Ergersheim, Saint-Léonard connut bien des vicissitudes. Mais, «En ce lieu, Charles Spindler et ses descendants ont trouvé leur vie sous l’écorce des arbres. Ils y ont trouvé l’aventure d’une vie et d’une dynastie à l’écoute des arbres et de leur Alsace. Ici, une dynastie a mis l’Alsace en images et chacune de ses générations y réinvente l’intelligence du bois et de son temps.» (*) Une cordiale et indéfectible amitié s’établit entre Spindler et Laugel, son aîné de quatorze ans. Ils partagent sans modération leur passion pour l’Alsace. N’en connaissant que les environs d’Obernai, ils organisent des excursions afin de faire plus ample connaissance de leur province qui leur tient à cœur et dont ils veulent sonder l’âme, cette Alsace repliée sur elle-même, sur son passé depuis 1870, qui se voit traitée en Cendrillon, «tributaire de la terre et des morts» pour reprendre la formule de Maurice Barrès. Ils cherchent à dépasser cette fatalité, à permettre à la nation alsacienne de prendre conscience de son existence et de sa valeur et acquérir la confiance en soi qui semble lui manquer.
Le Eercle de Saint-Léonard
Anselme Laugel accueille avec enthousiasme tous les artistes que Charles lui présente. Ainsi, «Le hameau de St –Léonard offre un décor historique et idyllique à des discussions passionnées sur la spécificité alsacienne.»(*) Un des premiers membres du Cercle est l’illustrateur bavarois Joseph Sattler (1867-1931). Venu très jeune en Alsace, il crée des séries d’œuvres qui auront une influence considérable sur Leo Schnug. Il fut un des plus grands illustrateurs allemands de son temps grâce à la suprême maîtrise avec laquelle il a dominé sa vaste imagination dans «La Guerre des Paysans» ou «La Danse macabre moderne». Il est vite rejoint par ses collègues des Arts Décoratifs: Léon Hornecker (1864-1924), professeur de peinture et habile portraitiste, Alfred Marzolff (1867-1936), professeur de sculpture. Puis viennent s’ajouter Gustave Stoskopf (1869-1944), peintre à qui nous devons l’idée de doter le mouvement de renaissance alsacienne d’un théâtre, Paul Braunagel (1873-1954), jeune cousin de Charles, dessinateur au trait incisif et qui réalise des cartons de vitraux qu’Auguste Cammissar exécute, Georges Ritleng (1875-1972) , avant tout un remarquable graveur, Emile Schneider (1873-1949), qui se rattache à l’impressionnisme, homme de grande culture, le plus français de tempérament, Léo Schnug (1878-1933), dessinateur plus que graveur, connu pour ses chevaliers médiévaux, ses soldats de la Révolution, ses gueux, ses filles à soldats. Ce groupe prestigieux se diversifie et s’enrichit par la venue de compositeurs comme Ganz et Marie-Joseph Erb (1858-1944), professeur au conservatoire de Strasbourg, organiste de l’église St-Jean dont les œuvres religieuses sont très populaires, celle des frères jumeaux Alfred et Adolphe Mathis, célèbres poètes dialectophones dont la critique apprécie la nouveauté du ton, l’écriture personnelle et l’harmonie entre sujet et langue plus littéraire, enfin celle ,essentielle, du peintre badois, strasbourgeois de cœur, Lothar von Seebach (1853-1930) qui apporta l’impressionnisme à l’Alsace, dont les fleurs faisaient fureur dans les salons strasbourgeois et dont les scènes de plein air donnent la mesure de son talent. Bien plus tard, il formera Paul, le fils de Charles Spindler. D’autres hôtes vont participer à la démarche du Cercle de St-Léonard. Citons le baron Fichard, le professeur Wittich (1867-1937) et Knapp de nationalité allemande et représentants de la Kaïser Wilhelms Universität. Ces derniers approuvent et soutiennent la nouvelle dimension culturelle que les membres du Cercle veulent donner à l’Alsace. «Nous fîmes la connaissance de Wittich et de Fichard chez le docteur Schicker qui nous avait un jour invités au thé – c’était en 1892 -. La maison de Schickert avait été la première construite dans l’allée de la Robertsau (…) Le baron Fischard était très lié avec les Puttkamer. Comme Mme de Puttkamer cherchait un dessinateur pour illustrer ses poèmes, il me recommanda et c’est ainsi que j’entrai en relation avec les Puttkamer (…) Mme Puttkamer était un esprit très distingué, et son livre Aus Vergangenheiten que j’illustrai est de tous les recueils de ce genre qui se sont inspirés des légendes d’Alsace celui de la plus haute inspiration poétique.» (Mémoires inédites – cité par*) Le cercle de ces ardents alsaciens se réunit le dimanche soit chez Anselme, soit chez Charles. «C’est là que s’éveille la vie culturelle de l’Alsace, à travers les échanges nourris de tous ceux qui veulent exprimer par le dessin, la peinture ou la poésie ce qu’ils ressentent pour leur province. Le mouvement alsacien prend son essor et une personnalité alsacienne consciente se forme pour la première fois dans son histoire, passionnément animée par des Alsaciens de cœur tant français qu’allemands. Une Alsace nouvelle est en train de naître, avec un art qui a sa saveur propre, entre les influences françaises et allemandes.»(*)
L’essor impulsé par le
groupe de St-Léonard est marqué notamment par
l’organisation d’une exposition
de peintres et de sculpteurs à l’hôtel
de ville de Strasbourg en 1897.
" Les Images Alsaciennes "
La Vieille Vigne - Images Alsaciennes N°20 - 1894 © ADAGP
Passant devant la librairie Heinrich, Charles Spindler tombe en arrêt devant des planches signées Joseph Sattler, un artiste bavarois qui tente la publication d’une revue satirique Die Quelle. Il a été appelé à Strasbourg par le professeur Seder, directeur de l’Ecole des Arts Décoratifs afin qu’il assure l’enseignement du dessin, Paul Braunagel qui suit les cours de la Kunstgewerbeschule met Charles Spindler en relation avec Joseph Sattler. Spindler et Sattler sont faits pour s’entendre, les deux étant amoureux du Moyen Age et des costumes. Leurs conversations érudites aboutissent à l’idée d’offrir à l’Alsace «des images qui soient le reflet d’elle-même» (*) et de publier les Elsässer Bilderbogen (Images alsaciennes) sur le modèle de Die Quelle. Elles paraissent en 1895 et 1896. Aux côtés de Spindler et de Sattler, y collaborent Hornecker et Marzolff. Tout ce qui se rapporte à l’Alsace du point de vue historique et pittoresque y est relaté «Les lecteurs font d’emblée un excellent accueil à cette intéressante imagerie d’art.» (*). Pour favoriser le lancement du projet, Anselme Laugel organise dès 1891 un dîner mensuel «le dîner des 13» qui réunit les sympathisants de l’entreprise, d’abord à St-Léonard, puis dans certains des meilleurs établissements de Strasbourg. Imprimées d’abord par Julius Manias, un des deux plus importants éditeurs de cartes postales de Strasbourg, puis par Charles Spindler lui-même sur une Schnellpresse, les Images Alsaciennes illustrent des histoires et des légendes d’Alsace dans des décors médiévaux d’inspiration allemande. Sattler étant pris par d’autres projets, Spindler fait appel à Gustave Stoskopf pour le remplacer. Lors de son séjour de formation à Paris, celui-ci a travaillé avec les nabis: Denis, Sérusier, Bonnard, Vuillard qui abolissent les frontières entre peinture et décoration. A trente ans, il devient célèbre avec sa pièce de théâtre dialectale D’r Herr Maire. Les dîners qui réunissent les amis de Spindler, transférés à Strasbourg, se tiennent d’abord dans une ancienne boutique, près de la Porte de l’Hôpital, qui servait d’auberge, appelée Mehlkischt parce qu’autrefois on y vendait de la farine. Le nombre des abonnés aux Images Alsaciennes augmente pour atteindre l’honorable niveau de 500 dont deux tiers de Français et d’Alsaciens et un tiers d’Allemands. Charles Spindler qui chante volontiers de vieilles chansons françaises en s’accompagnant de la guitare, Stoskopf et leurs amis vivent là des soirées mémorables.Le Kunsthafe, creuset de "La Revue Alsacienne" Menu du Kunschthafe - du 23 Sept. 1899 - Dessin Aquarellé © Alain Kaiser
En 1896, un des convives du Dîner
des 13, présente à Charles Spindler
le fabriquant de foie
gras Auguste Michel (1956-1909). Celui-ci décide
d’inviter les 13 et ceux qui
gravitent autour chez lui, dans son Schlössel de Schiltigheim,
une fois par
mois. Cette nouvelle forme de convivialité sera
baptisée Kunsthafe,
la marmite de l’art. Autour d’Auguste Michel, les
membres du groupe sont fidèles aux rendez-vous: artistes
peintres, musiciens,
conservateurs de musées, notables. On y parle
français. Des hôtes de passage,
séduits par l’accueil typiquement alsacien,
honorent le Kunsthafe de leur
visite: des acteurs comme Sarah Bernhardt, Constant Coquelin,
l’écrivain René
Bazin qui, pour l’occasion, brosse de Spindler un portrait
sensible et
perspicace.
Illustration
de couverture - de la Revue Alsacienne C’est dans cette ambiance inspirée que Charles Spindler conçoit, l’idée d’une revue «qui serait à la disposition de tous ces gens de talent pour exprimer ce qu’ils avaient à dire». C’est ainsi qu’en 1898 une revue somptueusement présentée et illustrée, La Revue Alsacienne prend la suite des Images. Financée au départ par Charles Spindler lui-même, elle passe ensuite sous la direction du remarquable administrateur qu’est le Docteur Pierre Bucher. D’abord installée 2, Rue Brûlée, elle transporte son siège au 27, Rue de la Nuée Bleue.
Cette
revue de très haut niveau s’inscrit dans la
mouvance de l’Art Nouveau diffusé
dans sa phase initiale (1893-95) par de nombreuses revues
européennes dont Jugend
(Munich, 1896) qui va donner son
nom au Jugendstil.
C’est sur ce
modèle que Spindler crée la Revue
Alsacienne Illustrée. C’est une
publication trimestrielle de grand luxe, de
format in quarto. Elle est bilingue et s’intitule en Allemand
Illustriete
Elsässische Rundschau.
Selon Jean-Claude Richez, c’est là que s’élabore le corps identitaire complet de l’Alsace tel que nous le connaissons aujourd’hui. «La Revue veut, proclame un dépliant publicitaire, rassembler les détails familiers de notre vie passée, parler des moments illustres, signaler à l’attention publique nos artistes, nos savants et nos écrivains, donner un tableau complet de l’activité intellectuelle de l’Alsace» (***). Elle doit permettre à ses lecteurs alsaciens de prendre conscience de leur appartenance à la nation alsacienne considérée comme «peuple», ce qui, à l’époque était loin d’aller de soi. C’est bel et bien une idée neuve!... L'esprit du projet: l'Alsace rêvée Vignette de la Revue par Charles Spindler © Saisons d'Alsace L’esprit
du projet,
du point de vue politique, est clairement indiqué dans la
vignette frontispice
que comporte chaque livraison de la Revue. Elle représente,
par exemple, dans
un premier temps, «une
Alsacienne
accoudée à sa fenêtre, le visage
reposant sur son poing dans une attitude très
mélancolique. De l’autre main, elle
écarte un rideau découvrant un paysage
d’Alsace (…).L’Alsacienne
mélancolique
(a) très nettement et incontestablement le regard
tourné vers l’ouest,
vers la France, la patrie perdue et chérie de la Revue.»(***)
La Revue va jouer un rôle décisif dans
la constitution de l’Alsace comme entité
politique. Elle devait, selon
Jean-Claude Richez, nourrir aussi bien une
«alsacianité» française sous
l’annexion qu’une
«alsacianité» autonome après
le retour de l’Alsace à la
France. En tout cas, une «alsacianité»
soucieuse de maintenir la paix!...Charles
Spindler n’avait-il pas dit à Paul Deschanel, peu
avant la grande guerre: «Français
nous sommes et le resterons. Quand
on le fut, on le demeure. Mais s’il fallait le redevenir
légalement au prix
d’une tuerie,-non, çà…jamais!»
Il s’agit de promouvoir une «Alsace rêvée», partager le rêve énoncé par Romain Rolland: «Etre un pont entre deux cultures, voilà la plus glorieuse des œuvres de l’Alsace: sa personnalité y prendrait une grandeur unique en Europe; et l’Europe toute entière y gagnerait comme elle. Dans l’état actuel de notre civilisation artistique, où le travail est si divisé et les progrès si rapides, le peuple le plus fort sera celui qui connaîtra et comprendra le mieux la grandeur des autres peuples, sans altérer son originalité propre.» La Revue cultive également l’image d’une Alsace démocratique, radicalement démarquée des concepts sociaux et politiques des hobereaux prussiens et, enfin, celle d’une Alsace inscrite dans la modernité, tournée vers l’avenir, notamment dans le domaine de l’art ouvert sur le Jungenstil et la Sécession favorables à l’accord entre arts décoratifs et arts industriels. Cette Alsace rêvée de la Revue, coexiste avec une Alsace tributaire de son passé, de l’enracinement dans le passé déterminant l’appartenance à la «race» alsacienne symbolisée par le village. C’est, par exemple, ce village qui incarne l’Alsace dans l’exposition internationale de l’Est de la France à Nancy en 1909, celui de la vignette qui orne le frontispice de l’article de Maurice Barrès «Sur la conscience alsacienne».
Cependant l’opposition entre l’image de
l’Alsace engagée
dans la modernité et celle de l’Alsace
enracinée dans son sol est ingérable, «l’image risque de se
déchirer» (***).
Charles Spindler prend ses distances et «les
plus jeunes générations ne se reconnaissent plus
dans ce projet, et ceux qui
s’appellent «Jüngstes Elsass»
(la plus jeune Alsace), Schickelé et ses amis, se
retrouvent autour d’une nouvelle revue, Der Stürmer
(l’assaut). La Revue
Alsacienne Illustrée est cependant un succès et
opère une véritable révolution
en accréditant l’idée même de
peuple alsacien.» (***), tout en
n’ayant jamais pénétré dans
les
foyers populaires étant donné son prix et la
priorité accordée à la langue
française.
Charles Spinder - Affiche pour le Théâtre Alsacien - vers 1898 - Cabinet des Estampes et des Dessins - Photo Musées de Strasbourg, M. Bertola.
Après la Revue
Alsacienne Illustrée, après le
Théâtre alsacien, installé dans la
charmante
maison à oriel du Quai St-Nicolas, dont Stoskopf prend
naturellement la
direction, le Cercle St-Léonard crée le
Musée Alsacien. Pierre Bucher et Léon
Dollinger 1866-1921) en sont nommés gérants. Il
est ouvert au public en 1907. A
la déclaration de la guerre, pour le sauver de la
dissolution et de la
liquidation, la Ville de Strasbourg en fait l’acquisition.
Une part de
sociétaire est accordée à Charles
Spindler pour le don de cinquante dessins
représentants les différents costumes de
l’Alsace. Mais la conception même de
ce musée ne convient pas à Spindler. «Moi(…)
je voulais une chose plus vivante et plus à la
portée du peuple. Au lieu de
dépenser 100 000 marks pour l’achat et la
restauration d’un immeuble à
Strasbourg(…) cette société aurait
acheté dans chaque canton une maison bien
caractéristique où l’on aurait
conservé tout ce qui regardait le folklore du
canton. Cette maison aurait été
habitée par des gens qui s’engageaient
à
revêtir les costumes pour les visiteurs; dans les cantons
dont le costume était
encore en usage, on pouvait même exiger qu’ils le
portassent en permanence.» (*)
L’exposition de 1897 initiée par les Groupe de St-Léonard que nous avons mentionnée plus haut, est à l’origine de la formation du «Verband strassburger Künstler» dont est issue «l’Association des Artistes Indépendants d’Alsace» (AIDA). En 1905, les artistes concernés purent ouvrir leur propre galerie, la «Maison d’Art alsacienne», rue Brûlée à Strasbourg.
Charles Spindler, peintre et illustrateur passionné par ses sujets
En tant que peintre, Charles Spindler adhère au principe unificateur de l’Art Nouveau: la nature. Grand marcheur, il s’échappe volontiers de chez lui pour planter son chevalet devant les paysages qui l’inspirent. C’est cette même communion avec la nature que le maître marqueteur de Boersch excellera à transcrire dans le bois.
Charles Spindler est un réaliste certes, «mais sa prédilection
pour les tons clairs,
légers, d’où la faveur qu’il
accorde à l’aquarelle demande un coup de
pinceau plus
cursif, plus léger» (****).Compte
tenu du fait que les illustrations et
dessins de la période du Kunschthafe, réunis dans
un album édité en 1899
étaient réalisés dans le style qui lui
a été enseigné par ses professeurs
allemands, c’est-à-dire un graphisme à
tendance médiévale, on peut distinguer
deux périodes dans la vie de Charles Spindler-peintre;
l’une antérieure à 1900
où les tonalités des couleurs sont
très claires, presque diaphanes, l’autre,
postérieure, où les coloris sont beaucoup plus
soutenus. Le docteur Yves Barry,
critique redouté, qui publie notamment dans La Vie en
Alsace, reconnaît à ses
aquarelles exposées en 1922, une grande intensité
expressive.
Verger et Vignoble - Aquarelle - vers 1920 © Ed. Place Stanislas Peintre et imagier populaire, Charles Spindler est avant tout un talentueux illustrateur passionné par ses sujets: des paysages riches en couleurs, des scènes de la vie alsacienne avec ses habitants en costume régional. Il illustre de nombreuses planches et ouvrages dont un recueil de poèmes en 1897-98, «Odratzheim: l’Alsace pittoresque», publication illustrée de 50 planches et dessins, en 1912, «l’Alsace pendant la guerre», préfacé par André Hallays et couronné par l’Académie Française, «Ceux d’Alsace» en 1928 et, en collaboration avec Anselme Laugel, le livre très recherché des «Costumes et coutumes d’Alsace» en 1902.
Costumes et Coutumes: une sauvegarde hautement nécessaire
Cet ouvrage exceptionnel contribue à une meilleure compréhension du patrimoine culturel alsacien et surtout à une meilleure connaissance du costume alsacien. Il s’agit d’une sauvegarde hautement nécessaire: «Laugel se rendait compte que non seulement les costumes et les coutumes étaient en voie de disparition, mais que tout un mode de vie et toute une ambiance traditionnelle de l’Alsace allaient changer et cela assez rapidement» (*****) c’était la toute dernière limite pour fixer l’aspect du costume traditionnel tel qu’il était encore porté au début du siècle. Laugel a eu la chance de trouver en son ami Charles Spindler un excellent illustrateur ou, plus précisément, un documentaliste. «En la personne de Charles Spindler, le connaisseur et le documentaliste allaient de pair avec l’artiste, ce qui a permis de retracer le véritable aspect de ces costumes, qu’ils soient modernes ou qu’ils se présentent dans leur richesse particulière à certains villages. Spindler a eu l’occasion, puisque ces costumes se portaient encore, à l’époque, de travailler sur place et dans le milieu ambiant.
Les
gouaches de Spindler sont très vivantes, l’artiste
ayant saisi sur le vif les
physionomies des modèles ainsi que les détails du
costume. Cette collection de
planches n’est pas un ensemble de figures
stéréotypées et figées,
mais ce sont
de véritables portraits.»(*****).
Extrêmement
précises sont aussi les notices explicatives concernant les
planches
hors-texte. «En
1898, j’étais l’homme le
plus documenté sur les costumes et coutumes du Bas-Rhin. Au
fur et à mesure de
mes voyages de reconnaissance, j’achetais des
spécimens de tous les costumes
que je voyais, ce qui dans ce temps-là était
encore assez facile, et peu à peu,
je me trouvai possesseur de la collection de costumes la plus
complète…»
Charles Spindler - Portrait d'une paysanne des environs d'Obernai (détail) - Aquarelle - vers 1920 - Musée d'Art Moderne et Contemporain de Strasbourg - Photo Musées de Strasbourg, M. Bertola. Le travail sur les costumes traditionnels conduit naturellement Charles Spindler à s’intéresser à la mode de son temps. «Il contribue ainsi à faire de Strasbourg une ville d’art réputée qui tient à représenter la mode française sur le Rhin.» (*) Dans le domaine de l’illustration, il convient d’évoquer sa production cartophilique qui a été très abondante. Ses plus anciennes cartes postales datent de 1897, notamment la série: «Vogesenkarte». Trois autres séries ont été consacrées aux costumes folkloriques, la première dans les années 1900, la deuxième vers 1906, tirée du livre «Coutumes et costumes d’Alsace», la troisième, en 1909, intitulée «La Paysannerie». Citons également la série en noir et blanc reproduisant les œuvres de l’artiste réalisée en marqueterie. L’artiste pratique aussi la gravure sur bois et la lithographie. Il produit de multiples œuvres variées en plus des illustrations et des cartes postales: des ex-libris, des paravents, des verreries, des étiquettes de vin….
Charles Spindler a su rester lui-même
Sa forte personnalité a fait, qu’au carrefour des influences contradictoires, il a su rester lui-même et préserver de toute atteinte son tempérament sobre, robuste, sain, en harmonie avec son portrait que brosse le critique Marc Lenossos dans La Vie en Alsace de 1928: «En dépit de ses soixante-trois ans, sa carrure imposante demeure droite comme celle d’un vieux chêne. Ses cheveux, broussaille d’argent couronnant un front intelligent, n’atténuent point l’ardeur d’un regard direct, loyal, d’un gris-bleu indéfinissable, qu’on sent s’embuer parfois quand il s’émeut au cours de la conversation. Une bonne grosse moustache à la gauloise complète cette physionomie celtique. (…) Je le revois, assis devant moi, simple, cordial, très à l’aise dans sa vareuse bleu marine…» L’infatigable travailleur qu’il était a dit lors de son 70ème anniversaire: «Espérons que le bon Dieu m’accordera encore quelque séjour sur cette terre avant de m’envoyer au Paradis que je ne m’imagine pas plus beau que St-Léonard, par une belle journée de printemps.»
C’est
le 3 mars 1938 qu’il est
décédé à
Saint-Léonard, à l’âge de 73
ans, et quelques
jours après, il a été conduit au
cimetière de Boersch, son village natal. Il
est resté fidèle à l’Alsace
jusqu’au bout. Il aimait trop sa terre pour ne
jamais la quitter. Il ne fut ni Allemand ni Français, il se
glorifiait de
n’être qu’Alsacien!...
«La succession de celui qui fut le promoteur d’un mouvement artistique d’une telle ampleur est écrasante.» (*) A trente-deux ans, son fils Paul (1906-1980) relève le défi. «S’il choisit de faire perdurer cette tradition des tableaux reproduisant des villages et des paysages d’Alsace et de perpétuer le style Spindler, c’est en lui instillant ce supplément d’âme» (*) qui lui vient du sentiment d’une vie qui s’effrite en lui et de son sens tragique de l’existence Quant à son petit-fils, Jean-Charles (1948), tout en faisant jaillir de nouveaux paysages de l’Alsace éternelle, il poursuit ses recherches personnelles en innovant sur des thèmes résolument contemporains.
L’héritage est toujours en mouvement. Longue vie
à la
dynastie Spindler!...
Bibliographie:
- Michel Loetscher, Jean-Charles Spindler – Charles, Paul, Jean-Charles Spindler, un siècle d’art en Alsace – La Nuée Bleue – 2005 (*) - Charles Spindler – Ceux d’Alsace – Ed Place Stanislas – 2010 - Saisons d’Alsace N°47 – Artistes d’Alsace – Robert Heitz (****) - Saisons d’Alsace N° 116 – Générations d’artistes - Saisons d’Alsace N° 119 – L’Alsace imaginaire – Jean-Claude Richez (***) - Camille Schneider – Charles Spindler – Magazine Ringier – 1955 - Charles Spindler, Anselme Laugel – Costumes et Coutumes d’Alsace – ED. Alsatia – 1975 - R. et A.-M. Holveck – L’Alsace vue par ses illustrateurs – Ed. SAEP, 1982 - Marc Lenossos – Physionomie d’artiste, Charles Spindler – La Vie en Alsace – 1928 (**) - Georges Klein – Préface à «Costumes et coutumes d’Alsace» - Ed Alsatia – (*****) - Claude Odilé – Spindler – Hansi – Delahache – La Vie en Alsace - Bernard Vogler – Histoire culturelle de l’Alsace – La Nuée Bleue – 1993 - Me François Lotz – Artistes alsaciens de jadis et naguère – Ed Printek – Kaysersberg - Roland Oberlé - Un maître de l’impressionnisme, Blumer – Ed Hirlé – 2010 - Les 1001 tableaux qu’il faut avoir vus dans sa vie – Flammarion - Hamm Patrick – Strasbourg au début du siècle – Editions du Rhin - 1989
Ex-libris pour Cécile Aby - vers 1890 © ADAGP Alsacienne nostalgique - Aquarelle rehaussée de gouache et de crayon - 1900 © Ed. Place Stanislas
Femme à sa fenêtre - Aquarelle et gouache sur bois - vers 1902 © ADAGP
Jeune fille de Brumath - Aquarelle (Costumes et
Coutumes 1902) Jeune fille de Mietesheim - (Costumes et Coutumes 1902) © Ed. Alsatia Paysans de Wissembourg - (Costumes et Coutumes 1902) Paysan de Geispolsheim - (Costumes et Coutumes 1902) © Ed. Alsatia Valse alsacienne (détail) - Esquisse à la sanguine - vers 1910 © Ed. Place Stanislas Charles Spindler, Couple sous une tonnelle - Pochoir - vers 1920 - Musée d'Art Moderne et Contemporain de Strasbourg - Photo Musées de Strasbourg, M. Bertola. En longeant le sentier de l'Ehn - Aquarelle - vers 1920 © Ed. Place Stanislas Yvonne Bruyère (détail) - Aquarelle - vers 1925 © ADAGP Carte postale
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