Culturel



" L'analyse d'une Oeuvre "                      

                   par François Walgenwitz        francois.walgenwitz@sfr.fr


                          

Jean-Jacques Erny 



Le Bas-Relief du Retable d'Issenheim
(Saint-Antoine, l'Annonciation, la Résurrection)



Présentation de l’oeuvre

 

    En 2007, Madame Pantxika de Paepe, Conservatrice en Chef du Musée Unterlinden, a fait part à Jean-Jacques Erny du projet de rendre le retable d’Issenheim accessible aux malvoyants. Depuis un certain temps, le musée avait organisé un parcours apportant une nouvelle perspective de visite au public présentant un handicap visuel, notamment dans la salle d’archéologie, par le moyen de bornes interactives, de commentaires en braille, de manipulations d’objets reconstitués. Mais le Retable qui est l’œuvre la plus connue, la plus admirée, mais aussi et surtout la plus complexe, ne pouvait pas faire partie de ce parcours

    « A mes yeux, déclare Jean-Jacques Erny, une telle démarche allait dans le sens des initiateurs de l’œuvre, religieux, au service des victimes d’une effroyable maladie. Il me semblait que se préoccuper des malvoyants était du même ordre que la vocation initiale de l’œuvre. J’ai bien sûr hésité. Je connaissais le Retable en simple spectateur. Il m’a fallu le scruter et essayer de mieux le comprendre. Etait-ce concevable de «traduire» un tel monument en bas-relief? La réponse m’est venue du musée lui-même qui présente de nombreux reliefs sculptés à partir de gravures connues. La différence, notable, a été que j’avais affaire à une œuvre peinte, riche de subtiles nuances. J’ai cependant dit «oui».

    Pour déterminer le public auquel son projet devait s’adresser, Jean-Jacques Erny a pris contact avec Monsieur Philippe Bury, vice-président de l’ANM’chiens guides, structure oeuvrant pour aider les malvoyants à vivre dans notre société. «Nous avons compris que les panneaux devaient être «perçus» dans un espace matérialisé par les deux bras écartés des malvoyants. De ce fait, le choix a été fait de représenter tout l’ouvrage au quart de sa dimension.

    « Après réflexion, nous avons décidé de présenter les panneaux dans trois ensembles:

-       Saint Antoine sculpté, avec des deux côtés la Tentation de St Antoine et la Visite de St Antoine à St-Paul ermite

-       La Nativité de Jésus et le Concert des Anges entourés de l’Annonciation et de la Résurrection

-       La Crucifixion entourée de St-Sébastien et de St Antoine.»

Après ces premières approches du projet, il a fallu en évaluer le coût. Pour le financement, le Rotary-Club de Colmar fut sollicité. Il accepta de prendre en charge l’ensemble de la dépense. Il rassembla la somme nécessaire grâce à des manifestations gastronomiques répétées sur trois ans, avec l’aide des clubs voisins.

 

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    La réalisation des sculptures nécessita un travail collégial. En effet, Jean-Jacques Erny ne pouvait pas envisager de s’y consacrer seul. Cet ouvrage trouvait sa place parmi d’autres projets qui étaient le quotidien de son atelier. Il a obtenu le concours de René Deiber de Plobsheim, Meilleur Ouvrier de France en Sculpture, de Nicolas Herrmann et Sébastien Gassmann, ses anciens apprentis, puis collaborateurs, qui exerçaient alors à leur compte. Jean-Jacques Erny se réservait les interventions qu’il jugeait nécessaires pour garantir la cohérence de l’ouvrage et il a assumé bon nombre de parties.

    «Techniquement, précise Jean-Jacques Erny, le travail a été réalisé en bois de tilleul. Dans notre région, c’est le bois le plus utilisé en sculpture statuaire. De grain fin, de couleur claire, régulier, peu dur, il se prête volontiers aux gouges du sculpteur.

    L’outillage pour la sculpture en bois est très particulier. Il est dérivé des ciseaux à bois utilisés par les menuisiers et les ébénistes. Il est forgé en différents profils pour permettre la réalisation des creux et des pleins. On utilise plusieurs dizaines d’outils différents, dans certains cas jusqu’à cent…Un maillet rond permet de donner force au moment de l’ébauche. Quand vient la finition, le même outil traite le bois comme une caresse. On affûte beaucoup. En fait, comme disait Michel-Ange à propos de sa Piéta de marbre, c’est simple, il suffit d’enlever ce qui est de trop pour libérer l’œuvre qui attend déjà dans la pierre !...»


Tout de même, la réalisation de ce bas-relief d’exception a duré de 2008 à 2011.

 



Analyse de l’oeuvre

 

 

Saint Antoine

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Photos: F. Walgenwitz



    Le retable d’Issenheim, art allemand du XVème au début du XVIème siècle, allie peinture et sculpture en ronde bosse, les personnages étant détachés du fond du tabernacle. Le panneau sculpté met à l’honneur Saint-Antoine, patron de l’Ordre, entouré de Saint-Augustin dont la règle régit les Antonins, avec, à ses pieds Jean d’Orlier, le commanditaire des sculptures et de Saint-Jérôme, père de l’Eglise avec le lion qui le suivit dans le désert où il mena une vie d’ascète.

    L’auteur probable des trois statues est Nicolas de Haguenau. Quant à la prédelle, le buste du Christ et ceux des douze apôtres ont été exécutés, fin XVème siècle, par un sculpteur anonyme

    Jean-Jacques Erny réalise les statues en haut relief. La cathèdre sur laquelle Saint-Antoine est installé est adossée au fond de sa loge, dépourvue du dais ouvragé dont seuls les entrelacs ont été conservés. La tête du saint, ainsi que celles des deux dévots porteurs d’offrandes se détachent du support. La scène peut donc être observée de face et de profil.

    Le sculpteur a bien mis en évidence les attributs de Saint-Antoine: un livre sur lequel sa main est fermement plaquée; il s’agit de la Bible ou des Règles de l’Ordre, la lance, symbole d’autorité surmontée du Tau, lettre grecque, initiale du mot latin Théos qui signifie Dieu. C’est le signe particulier de Saint-Antoine que les Antonins arborent, cousu en bleu sur leur robe noire. A ses pieds le porcelet dont la graisse passe pour avoir des effets bénéfiques sur le «mal des ardents». Les Antonins avaient le privilège d’en élever librement. Toujours présent dans les représentations du saint, le cochon forme avec lui un couple mythique et populaire…

 

 

L’Annonciation

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Photo: F. Walgenwitz

 

 
     De par sa remarquable unité de lieu et de thème, le panneau de l’Annonciation se prête à merveille à la transposition en bas-relief. Celle-ci est d’une clarté, d’une netteté et d’une cohérence, prodigieuses

    Les lignes de l’oratoire gothique restituent magistralement, de visu et en braille, la troisième dimension, l’impression de profondeur, alors que le travail a été réalisé avec un relief  d’environ 10mm seulement!...Un défi pour le sculpteur devant interpréter le splendide tableau de Mathias Grünewald qui maîtrisait parfaitement la perspective mathématique. Lui qui disposait, à sa guise, de la lumière, des couleurs, des contrastes du clair-obscur.

    L’irruption brutale de l’archange Gabriel se lit aisément dans les lignes virevoltantes, ondoyantes des draperies, de même que sa quasi lévitation, entre ciel et terre: il frôle le pavage du bout du pied.

    On salue l’attention portée aux visages, aux ports de tête qui traduisent l’effroi de Marie et l’implacable autorité du messager. De même on relève l’attention portée aux mains, celles de la Vierge qui se joignent en signe de dévotion et d’acceptation, celles de l’archange aux deux doigts  impérieux, ordonnateurs, pointés sur Marie.

    Le travail préparatoire a consisté à réaliser des dessins dans les dimensions des futures sculptures. En partant de différents documents, il s’agissait de délimiter les tracés des divers éléments. Les ombres suggéraient les reliefs que le sculpteur souhaitait obtenir C’est là que se définissaient les éventuelles simplifications. Ces dessins étaient soumis à l’agrément de Madame de Paepe.

    Si le drapé de l’ample vêtement de l’archange est simplifié pour plus de souplesse, d’élégance et d’harmonie, si certains détails, tels les liernes des vitraux ou le délicat motif du pavage, ont été occultés, nous apprécions l’accentuation des éléments significatifs comme la colombe du Saint-Esprit ou le Livre d’Isaïe, dont la prophétie: «C’est donc le Seigneur lui-même qui va donner un signe. Voici: la jeune fille est enceinte et va enfanter un fils; il sera appelé Emmanuel.» (7,14) n’a, cependant pas pu être inscrite dans le tilleul; ou le coffre fermé «où sont déposés secrets, trésors et lois. Les Tables de la Loi déposées dans l’Arche d’Alliance des Hébreux, à laquelle est comparée Marie qui porta en son sein non défloré le Fils de Dieu fait homme». (1)

    Simplification et accentuation sont les arguments du sculpteur pour transmettre au mieux l’acte fondateur de l’Incarnation du Christ. «Tout est dans la nuance, nous confie Jean-Jacques Erny, Pour savoir dire l’essentiel avec des formes modestes, traduire par un léger relief, les riches nuances de l’œuvre peinte. J’étais bien conscient que tout ne pouvait pas être dit  avec cette «traduction». Mais il s’agissait surtout de respecter l’idée initiale: permettre de discerner «l’histoire sainte» décrite dans le Retable, la vie de Jésus et de ses saints.»

    La représentation d’Isaïe qui domine la scène est judicieuse en ce qu’elle est, comme dans le tableau de Grünewald, légère, élégante et fidèle aux Ecritures: «Un rejeton sort de la souche de Jessé, un surgeon pousse de ses racines» (31, 1) Le sculpteur a repris avec bonheur cette «symbolique de l’arbre, de la végétation sans cesse renouvelée qui célèbre la permanence de la vie divine dans l’humanité». (1)

 

 

 

La Résurrection

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Photo: F. Walgenwitz

 

    Comment évoquer cette fulgurance, cet élan vers le ciel, cette grâce immatérielle, cette instantanéité qui sont les joyaux de l’œuvre de Grünewald? N’est-ce pas mission impossible? Le sculpteur avoue, en effet, que la plus grande difficulté résidait dans la sculpture du relief représentant la Résurrection: «Grünewald a exprimé dans un merveilleux jeu de couleurs une «transfiguration»: l’être humain qui devient lumière et révèle ainsi sa nature divine. Notre relief sans couleurs est bien modeste pour dire cela. A mes yeux, cette Résurrection de Grünewald est la plus belle, la plus expressive que l’on connaisse. Se confronter à cette merveille était bien prétentieux. Mais en fait, au regard de notre quotidien, l’idée même de Résurrection n’est-elle pas un très grand pari?...Un acte de foi, au-delà de toute expérience humaine?»

Jean-Jacques Erny a fait le choix de transmettre la quintessence du message contenu dans le panneau de la Résurrection, au-delà de la sanctification de la douleur, la rédemption. En allant à l’essentiel

    Deux soldats tétanisés, figés dans leur chute – un arrêt sur image dans un film d’action - S’échappant du sarcophage, le mouvement ascensionnel, fluide, irrésistible, du Christ, entraîne avec lui le long linceul aussi lourd et solide que le corps est léger, diaphane…

    Cependant, l’impossibilité de transcrire la dissolution du corps du Christ dans l’immatérialité du royaume des cieux, oblige le sculpteur, pour en permettre la lecture, à donner du relief, à rendre palpables les bras levés en signe de victoire, les mains ouvertes en signe d’accueil, la sérénité de la figure de Jésus et, notamment, son regard qui se porte sur celui qui le regarde. Car il est le seul personnage de tout le retable à faire face à l’observateur.

Aller à l’essentiel!...dans l’exécution, mais aussi et surtout dans la conception: «Ce travail sur le Retable a été pour moi comme une confirmation de l’intérêt que j’ai porté à la Résurrection pendant tout mon parcours professionnel. En effet, au début de ma carrière, c’était presque une nouveauté. J’ai osé suggérer de terminer un Chemin de Croix par une 15ème station représentant le Christ ressuscité. C’était sans doute s’éloigner de l’intuition historique, mais cela devenait pour moi comme une évidence. […] J’ai aussi réalisé, sur ma proposition ou sur celle de la paroisse, plusieurs grandes sculptures de Jésus ressuscité. C’était assez nouveau. Je disais: «La Croix est partout, la Résurrection nulle part…»

    Il est vrai que longtemps, le Retable d’Issenheim était surtout connu pour la Crucifixion. C’est elle qui était représentée partout et qui était commentée de façon universelle, note Jean-Jacques Erny, au détriment des autres panneaux  et en particulier la Résurrection. Or, le crédo chrétien culmine dans la proclamation de la Résurrection. Elle garantit la puissance de Dieu présent dans le monde, rend toutes choses possibles: un espoir de renouveau. Le paradoxe s’explique parce que les évangiles ne décrivent jamais la Résurrection: événement irreprésentable, transcendant.

    «Il nous semblait, aux maîtres d’ouvrage des divers chemins de croix et à moi, que notre monde avait besoin d’une grande espérance. La perspective de Vie Eternelle devait être pour les humains, tourmentés, inquiets ou malheureux une heureuse nouvelle à annoncer joyeusement Il ne s’agissait nullement de renier la Croix, mais de l’accompagner d’un message de victoire sur la mort.» Or cette démarche est identique à celle de Grünewald et de ses commanditaires d’il y a 500 ans: parler d’espérance à des malades atteints d’une terrible maladie.

    D’où la conviction de Jean-Jacques Erny: «Je crois que c’est la Résurrection qui est l’œuvre la plus singulière, la plus expressive, la plus «unique». Imaginant une scène que personne n’a vue, Grünewald parvient à exprimer ce qui ne correspond à aucune expérience humaine. Il le fait en faisant appel à la lumière. Je lis dans le Crédo de Nicée: «Il est Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière» Personne ne sait si les moines et le peintre ont pensé à ce texte, mais il est traduit en peinture de façon éblouissante. […] La «merveille» qui nous est proposée nous indique comment il est possible de «montrer» ce que des paroles peuvent seulement suggérer.»




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Photo: Musée d’Unterlinden
Jean-Jacques Erny guidant une personne malvoyante dans sa lecture

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

Agnès Lacau St Guily (1) – Grünewald, le retable d’Issenheim – Ed. Mame, 1996





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