Culturel




" Une vie, une Oeuvre, pour le plaisir

   des passionnés d'Art Alsacien "                      

                               

  Monographies de Peintres Alsaciens par François Walgenwitz
francois.walgenwitz@sfr.fr


                          

Camille Claus 

(1920-2005)


La victoire sur soi-même par la poésie libératrice


CC91
Autoportrait, 1996 - Huile sur toile (100x91cm)
© Musées de Haguenau

    

    

    

«Donner à voir une harmonie, rendre visible l’intemporel. Telle est la joie du peintre, qui vous invite à la partager»

 

    Camille Claus est né le 30 septembre 1920 à Strasbourg. Son père, dont il a hérité du prénom, est originaire de Buhl où les Claus tenaient une boucherie et un hôtel. Après son apprentissage au Café de Paris, il accède à la situation lucrative de marchand de bestiaux auprès des abattoirs de Strasbourg «où l’argent se gagne rapidement, mais point facilement, dans une atmosphère de cris et de sueur, de sang et d’eau…» (1) Sa mère, Caroline Lehmann, est la fille d’un potier de Soufflenheim. Jusqu’à son mariage, elle participe à la décoration des pièces à cuire. Dans ce village, situé à l’orée de la forêt de Haguenau où vivent ses grands-parents Camille aimera passer ses vacances. Soufflenheim, l’évocation du paradis terrestre… Il grandit à Strasbourg, dans le quartier situé entre le boulevard de Lyon et les Ponts-Couverts. «Imprégné à la fois des bruits de la ville et à l’écoute de la nature avec laquelle il communie en vagabondant dans les jardins ouvriers installés aux abords des voies ferrées.» (2)  Au sein de sa famille alsacienne, Camille bénéficie du bilinguisme: le Français à l’école, l’Alsacien à la maison…


Une jeunesse de dilettante, brutalement mise en péril par la guerre

 

   

    Les études rebutent Camille. Après avoir préparé le baccalauréat au lycée Fustel de Coulanges, il décide de ne pas se présenter aux épreuves. Cependant, ses études secondaires lui apportent une formation culturelle, et plus spécialement littéraire, de loin plus importante que celle des autres peintres, selon Camille Hirtz. En vue de travailler aux abattoirs de Strasbourg, crées et structurés par son père, il poursuit des études de commerce pour se former à la gestion d’entreprise.

    Lorsqu’éclate la 2ème guerre mondiale, le 3 septembre 1939, l’Alsace se trouve incluse dans la zone probable des opérations militaires. Entre deux feux. Pour parer au pire, les autorités évacuent en hâte les populations civiles des communes les plus exposées, riveraines du Rhin et de la frontière palatine. Strasbourg restera désert durant un an…

    Camille Claus, alias Frédéric, dans «La Traversée de l’Ombre» se sent engagé ailleurs… (Le destin de Frédéric, également évoqué dans «Frédéric le peintre» n‘est pas autobiographique. Son récit mêle la réalité et l’imaginaire. Cependant, le vécu, les sensations, les sentiments, sont assurément semblables – Frédéric est le prénom de son ami de toujours et seul confident: Frédéric Kniffke qui sera sa boussole en cas d’égarement). Il est engagé «avec l’instant, pas avec l’histoire. Il se fout des rumeurs à propos de l’imminence probable de la guerre. Seul compte le désir qui monte en lui. Et qui le rend impatient d’explorer, d’envahir, de se noyer et de se confondre dans le tourbillon des sens et des sensations.» Il a rendez-vous avec une incertaine «Eve», devant le kiosque de la place Kléber. «Il se regarde dans un miroir et se voit mal, pas comme il est, mais comme il voudrait être…Etre différent! Pourquoi? Plaire, être sûr de plaire?...Il ne se comprendra jamais. Qu’elle est dure à briser la coquille! Et que trouve-t-on dedans?»

    Mais, alors qu’il se précipite dans la rue, son père l’interpelle: «Remonte vite chez ta mère. Aide-la à faire les valises. Strasbourg est évacué. La guerre est déclarée. Nous partons sur le champ.» L’événement majeur de cette époque, peut-être de sa vie, reste ce rendez-vous manqué avec «Eve» qu’il ne reverra jamais «Son image s’est confondue avec le souvenir d’une époque défunte peut-être heureuse.»… Evacué avec sa famille, il part en exil en Vendée, aux Sables d’Olonne. En chemin, le père décide de s’installer pour quelque temps dans un village vosgien du col du Bonhomme. Ces mois passés sur les sentiers de montagne, à s’émerveiller devant les beautés de la nature, suggèrent au jeune réfugié d’acheter une boîte d’aquarelles et un bloc à dessin. «Et, je n’ai plus pu m’en passer. C’était devenu un vrai vice.»

A son retour, Camille envisage de consacrer sa vie à la peinture. En 1940, il s’inscrit aux cours du soir de l’Ecole des Beaux-Arts de Strasbourg, dans l’atelier de peinture. Il tente d’imiter les autres. «Le professeur intervient, corrige de deux coups de crayon et sert sa science en un discours interminable…» A l’école, on commence à s’interroger au sens de l’art: «Ne serait-ce qu’une fuite, une occupation dérisoire lorsque la vie est menacée? Ou, au contraire, un regard porté au-delà du trivial et de la peur?

 

Camille Claus accusé de tendance judéo-ploutocratique

 

    Il n’est pas satisfait de ce qu’il produit. Sa passion s’étiole. Un tableau achevé n’est perçu, par l’œil refroidi du peintre que comme une banale toile de lin recouverte de couches d’huile… «La fiction ne fonctionne plus, le charme est rompu, le jouet est cassé…Ses couleurs s’assombrissent…Elles se provoquent, s’entrechoquent, se violentent entre l’écheveau noir d’un dessin agressif.»

    Cette tendance invétérée à l’expressionnisme exaspère le directeur, Guthmann, un administrateur entièrement dévoué au Reich dont l’art officiel impose non seulement les sujets à traiter mais encore la manière technique d’exécution: un académisme vaguement idéaliste, glacial, à l’instar du réalisme social soviétique.

-  «Vous persistez à n’en faire qu’à votre tête en refusant de vous plier aux normes académiques, aux lois de la perspective, de l’anatomie, de la réalité…

-   Mais, la réalité, c’est aussi ce que je ressens, ce que je désire, ce que je veux créer!

- Taisez-vous! Vous n’êtes qu’un affreux individualiste, influencé par l’idéal judéo-ploutocratique. Véritable parasite, vous n’avez aucune conscience sociale, aucun sens de la grandeur et de l’unité de la nation. Vous servez uniquement vos instincts et vos idées défaitistes. Or je ne puis tolérer cela dans mon établissement…Aussi, je vous renvoie sur le champ! Vous quittez définitivement cette école. Et je ferai en sorte que vous ne puissiez nuire ailleurs.»

Réflexion faite, il donne raison au directeur: on ne fréquente pas une école pour y réaliser le contraire de ce qu’elle enseigne. Et puis, l’art ne s’apprend pas «Les rites d’initiation achevés, il lui reste à devenir lui-même.» Il a néanmoins su tirer profit de son enseignement et de celui des cours de Luc Hueber et de René Hetzel au courant des deux années où il fut leur élève. Six semaines après son renvoi, de l’école, il reçoit son ordre de conscription. La menace du directeur vient de se concrétiser…Placardée sur les murs de la ville, une affiche ordonne aux Alsaciens de servir dans l’armée allemande. Devant l’échec de l’engagement volontaire, les nazis recourent à l’incorporation de force.

 

L'incorporation de force

 

    Convoqué, Camille Claus refuse l’incorporation: il n’apposera pas sa signature sur le livret militaire. Il est interné au camp redouté de Schirmeck. Dans cet univers concentrationnaire, il va faire une expérience étonnante: celle de s’évader par la pensée. «Peu bavard, ses contacts avec les autres se limitent au strict minimum. Il préfère observer les choses qui l’entourent… ainsi s’enfonce-t-il longuement dans la contemplation d’un détail, les veines d’une planche, la matière et la couleur de son matelas de paille ou la fourmi qui grimpe sur la vitre. Les choses lui apprennent la patience. Quelle merveilleuse vertu que de rester sans bouger». Cette capacité à surmonter les épreuves, à métamorphoser la souffrance, à parvenir au déni du malheur qui le frappe n’est autre que la résilience que Boris Cyrulnik mettra plus tard en exergue.

    Le prétexte de son entêtement: «Je suis témoin de Jehowah. Ma religion m’interdit de porter l’uniforme militaire et de pratiquer la violence» qu’il clame face à la brute à jambe de bois qui l’interroge, ne tient pas. Le Reich se passe de sa signature. Il est incorporé de force! Dans le train qui le conduit à Dresde, il continue de tisser son cocon de survie: «Ne cherchez pas à deviner, ni à définir. N’essayez ni de subir, ni de vouloir, détendez-vous et adhérez. Votre corps se dissout dans l’impalpable, la nuit vous transfigure…Plus de désir, rien qu’un état de parfait abandon où joue une musique de silence et de paix.» C’est sa façon de se mettre à l’abri: il choisit de fuir dans un monde qui n’est pas de ce monde. Le monde de l’imaginaire. Un monde où il ne risque pas d’être poursuivi…Après avoir anticipé la résilience de Boris Cyrulnik, Camille Claus fait l’éloge de la fuite que justifiera plus tard Henri Laborit…

 CC92Autoportrait réalisé à Dresde - 1944 - Envoyé à ses parents pendant son séjour.
© C. Claus



    Affecté dans un régiment d’artillerie, il est soumis à une instruction certes expéditive, mais qui tend à le réduire à l’état d’automate. Le prétexte d’un malaise le conduit à l’infirmerie. Là, pour tuer le temps ou plutôt pour donner un sens à cette vie «ici et maintenant, dans le présent le plus banal, le plus moche…», il dessine le portrait de ses camarades d’infortune. Le sergent en admire la ressemblance. Il a de plus en plus de clients. Le commandant lui-même lui commande une grande peinture à l’huile sur laquelle figureront, aux côtés du commanditaire, sa femme et sa fille.

    «Linéaire, modulé délicatement en gris colorés, avec des ombres à peine marquées, le portrait du groupe évoque une apparition. Il baigne dans une dominante bleue très raffinée, et cela plait beaucoup à ces amateurs de musique et de poésie.» Admis dans leur appartement, il y découvre l’œuvre du peintre-philosophe fondateur de la peinture de paysages romantiques allemande: Gaspar David Friedrich (1774-1840) qui «porte au premier plan l’état d’âme mis à nu des personnages qui observent le paysage. Ce sont des paysages de l’âme» (3)

    Concernant l’œuvre de Friedrich, Camille-Frédéric prête à son protecteur ce commentaire: «Dans l’ajustement remarquable de ses formes, grâce à ses couleurs, à la fois concrètes et immatérielles, et à ses symboles énigmatiques mais prégnants, je vois, je touche, je vis l’absolu! C’est cela qui m’émeut et me stimule. Devant cette œuvre, je comprends que l’art ne dépend pas d’un style particulièrement original, ni d’un sens aigu de l’actualité, ni d’une histoire curieuse décrite avec des moyens surprenants. Non, l’art n’est que jeu, divertissement, mort, s’il ne parvient pas à échapper au temps…il est vivant lorsqu’il transcende la vie, lorsqu’il me donne à éprouver, hic et nunc, la transparence du divin.»

    Camille, lui, fasciné, vient de comprendre la signification de sa propre quête et quel idéal, désormais, il veut concrétiser

    Pour retarder son départ au front, le commandant – protecteur propose à Camille une formation de géomètre-arpenteur. Il en profite pour se cultiver. «On lui explique, on lui démontre Picasso, les expressionnistes, les surréalistes et les abstraits. Il lit Kafka et Brecht, écoute la musique de Schoenberg et de Berg…»

    Il peint. Pendant  six semaines il s’acharne sur une toile montée sur un châssis de 3 mètres sur 2. Recouverte de multiples couches de couleurs appliquées au pinceau puis à la truelle, elle «dénote, provoque, déchire le mur, le casse de ses signes lourds, brutaux.» Quelle déception! «Que cherches-tu donc à prouver? Qu’as-tu à démontrer? Ne te juge pas toi-même! Fais ta peinture comme le pommier fait ses pommes. Dans l’indifférence la plus complète, la plus sereine. Tu n’es qu’un travailleur de l’inutile. Accepte de l’être!»  La leçon va-t-elle porter?

    Et, soudain, c’est le départ pour le front de l’Est. Pas le temps de faire ses adieux à une amie de rencontre. Encore un rendez-vous manqué!...Pour vaincre la peur, il ouvre l’anthologie de la poésie mondiale offerte par le commandant et s’adonne à un exercice de méditation profonde: «Avant de naître, tu es.». Ainsi, avant de devenir livre imprimé, la poésie existe. «Est-il réellement nécessaire de la rendre visible? De l’enfermer dans un mot, une image…Ne suffit-il pas de laisser murmurer en soi la source vive?»


La terrible épreuve de Tambov

    

    

    Le train entre dans la zone des combats. Le son du canon couvre les gémissements du convoi. Il traverse Vitebsk.  Dans le ciel, pas de violonistes,  imaginés par Chagall. Nommé messager, il frôle la mort à chaque sortie. Il lui arrive de la souhaiter la mort comme une délivrance. Il se confond avec les choses qui l’entourent. «Peindre ou ne pas peindre ne le tourmente plus. Il commence à sentir qu’il n’est, qu’il n’a et qu’il ne vaut pas plus que ce que foulent ses pieds.» Les Russes attaquent sur l’ensemble du front. Les orgues de Staline hurlent à la mort. Les scènes d’horreur se multiplient autour de Camille. C’est la débâcle. Elle passe par Riga. L’étau se referme dans la «poche de Courlande», en Lettonie que les Allemands tiendront jusqu’en mai 1945. Nuls mieux que les Alsaciens, ne savent où se trouve la Courlande: tant de «Malgré-nous» y sont morts, leurs tombes détruites par les Soviétiques, oubliées…

    Fait prisonnier, Camille Claus est, comme la plupart des Alsaciens –Lorrains, incorporés dans la Wehrmacht, déserteurs ou capturés par les Russes, interné dans le camp de Tambov situé, à peu près, entre Moscou et Stalingrad. «J’y suis arrivé en juin 1945. Immense place sablonneuse, cernée de barbelés, où des baraques-dortoirs enfouies sous terre ne laissaient émerger qu’un toit recouvert d’herbe. Chacune contenait deux cents hommes couchés sur des planches à étages superposés.

    Dès le premier jour, je fus convoqué par le chef de camp. «Vous êtes peintre, vous irez dans la baraque des intellectuels.» Tant pis pour la mixité sociale. Camille Claus profitera indéniablement de cette discrimination quelque peu étonnante. Il le reconnaît volontiers: «J’étais exempté des travaux dans la forêt et les marécages où l’on mourait comme des mouches, de malnutrition, d’épuisement et de manque de soins. J’acceptais donc de dessiner, du matin au soir, des portraits de Staline, de Tito et d’autres bonzes de l’église marxiste.»

 

    «L’église marxiste»!... Saluons au passage, la lucidité de l’analyse. Invité par le «commissaire du peuple» à monter une exposition «d’œuvres graphiques», Camille croque avec le réalisme qui s’impose «en traits incisifs et durs», sans concessions, les attitudes et portraits de ses camarades. Mal lui en prit…La réaction du commandant fut d’une violence inouïe: «Vous faites de l’art fasciste et réactionnaire» Hurla-t-il en jetant mes dessins par terre.

- Mais, je n’ai représenté que ce que j’observe autour de moi», Osais-je avancer

- Vous ne voyez que du démoralisant, du négatif, du triste. Vous vous complaisez dans la dérision, la déformation et le mensonge

- Que dois-je faire?

- Peindre des visages heureux, épanouis. La guerre est finie. Vous allez rentrer dans votre pays. Ayez donc confiance en la vie. Nous autres communistes, nous ne doutons pas de l’avenir et de la victoire finale du socialisme». Ce à quoi, Camille Claus a sans doute répondu, à part soi: «Un Dü glaübsch’s»

    Il suggère alors à l’exalté de peindre une grande toile représentant un semeur au lever du soleil. On lui fournit un drap et des lattes de bois pour confectionner un châssis. «Quant aux couleurs…Je me débrouillais en allant aux cuisines où je trouvais de la craie et de la suie. Une infirmière voulut bien me céder du bleu de méthylène, du mercurochrome et des pastilles d’un jaune vif. Ayant donc les trois couleurs primaires, le blanc et le noir, je pouvais me mettre à l’ouvrage.»

    Arrive le mois de septembre et l’annonce de la libération. L’évacuation se fait par ordre alphabétique et…dans des wagons à bestiaux. «Demain matin, à dix heures, ce sera notre tour» Lui dit un camarade. Or le lendemain matin, Camille se rend tôt dans l’atelier pour fignoler sa composition. Tant et si bien qu’il oublie l’heure…A l’appel de son nom, personne n’ayant répondu, il figurera dans le dernier convoi qui ne partira pas avant six semaines. «Fataliste, je haussais les épaules et retournais à ma peinture. Au plus profond de moi-même, j’étais persuadé que mon existence ne dépendait ni des Russes, ni d’un retour plus ou moins tôt, ni de quelque facteur autre que l’exercice de la peinture. Sans comprendre le sens de cette pratique, rien ne pouvait m’empêcher de m’y soumettre.»

 

Une difficile réadaptation

 

    Après plusieurs semaines d’un voyage éprouvant que Camille vit stoïquement en griffonnant des poèmes, le train entre en gare de Strasbourg au crépuscule du 3 décembre 1945. Une immense foule silencieuse attend. Camille ne reconnaît personne. Trop de visages défilent devant lui. Seul, il se dirige vers le Boulevard de Lyon où, en principe, habite sa famille. «Tu n’as pas vu les tiens, lui dit le cordonnier installé au rez-de-chaussée, tous les jours ils y vont dans l’espoir de te retrouver.» Les retrouvailles furent étranges, «Ils me reconnurent à peine. J’avais le crâne rasé, le visage pointu, une moustache. Et je flottais dans l’uniforme que l’armée britannique m’avait donné à Berlin.



CC93Gravure in "Solstices", 1947
© C.Claus


   

    Je n’avais nulle envie de parler, regardant à peine cette jeune femme, mon épouse. Nous nous étions mariés, au cours d’une permission, en juin 1943. Et trente mois après, sans nous être revus, nous voici face à face, comme des étrangers. Je couchais seul, cette nuit, à même le plancher, ne supportant ni le moelleux ni la chaleur du lit.

    Camille avait connu Angèle au début de la guerre, dans le petit village du col du Bonhomme où son père avait décidé de faire étape. Au printemps de 1943, il a appris qu’elle est menacée de déportation en Pologne pour sa participation à un réseau de passeurs de prisonniers français. La seule issue pour la jeune femme serait d’épouser un soldat allemand. Camille obtient les documents nécessaires et une permission de trois jours pour l’épouser.


CC94L'amour du vide - Huile sur toile - 1946
© R.Creuze



CC95
Le piège des miroirs - Huile sur toile - 1947
© R.Creuze





Une peinture qui porte le signe de sa souffrance


   

    Il m’a fallu de longs mois pour me réadapter à ce monde dit, civilisé. Je me mis tout de suite à peindre des tableaux dramatiques, violemment contrastés, expressionnistes. C’est dans ces toiles que j’exprimais tout ce que j’avais vécu et que je vivais encore.» Simone Morgenthaler, son amie, témoigne: «Vous n’avez, à votre libération plus pu parler tant le traumatisme avait été profond. Vous vous êtes enfermé et vous avez peint: j’ai vu les tableaux nés alors, terrifiants, qui montrent l’horreur et le désert affectif qui vous habitaient.».(6) L’imagination du peintre n’est pas libre, constate Laurent Hochart; Schirmeck, Dresde, Tambov s’imposent à lui. Mais dans la peinture, il trouve la justification de son existence. La toile n’est pas une fin, elle n’est que le moyen d’accéder à la part d’universel qu’il porte en lui et de s’en faire le médiateur. Camille Hirtz, qu’il a connu à Tambov,  dit de sa peinture qu’elle porte le signe de sa souffrance et de sa grande solitude. «Ses têtes décapitées par les cadres, ses gris moroses, les dominantes verticales et leurs parallélismes accusent la hantise de son isolement.»




CC96Buste bleu - Huile sur toile - 1955
© C.Claus



    Sa peinture suscite l’intérêt de plusieurs galeries. En 1946, il est invité à exposer ses œuvres à la galerie Aktuarius de Strasbourg. Il décide d’aller à Paris où il rencontre peintres et écrivains et où il expose au salon des moins de 30 ans, en 1946 et 47, puis à la galerie Bergamasques, en 1948. La couleur devient plus importante et plus raffinée. La matière étendue au couteau, mais lissée, a des variantes inattendues. Sa peinture «Les Bouchers», constate Hirtz,  quoique d’un expressionnisme statique est moins violente. Les trois bouchers en tablier, localisés sur la gauche, sont équilibrés par la masse noire uniforme du bœuf…Les lignes en jaune cadmium  foncé qui décrivent le bœuf, forment une arabesque qui devient un élément uniquement décoratif
.


CC97
Les bouchers - Huile sur toile
© Bf. Editeur

    

    

    Camille Claus se trouve personnellement et individuellement dans la situation de certains artistes européens, notamment allemands qui, au lendemain de la 1ère Guerre Mondiale, ont vilipendé l’absurdité d’une civilisation productrice de violence et de mort. Au réalisme sec et brutal d’Otto Dix et de Georg Grosz, il répond par un cri de protestation expressionniste qui est donc bien une sorte de catharsis du vécu dramatique qu’il vient de subir.

    Cependant, en 1949, Camille Claus brise net avec l’expressionnisme. Sa «Ruelle de Wissembourg» est caractéristique à cet égard. Selon Camille Hirtz, il commence à avoir peur de l’anecdote, il ne garde que l’architecture de base de son sujet, transpose totalement les couleurs et les plans vers une abstraction consciente. En effet, l’abstraction, cette fuite du réel non gratifiant vers un imaginaire qui rassure, sera transitoirement son havre de paix




CC98
Ruelle à Wissembourg- Huile sur toile (61x50cm) - 1949
© La Renaissance du Livre




Le refuge précaire de l'abstraction

    «Vous êtes devenu un peintre abstrait à l’aise dans les figures géométriques.» témoigne Simone Morgenthaler dans son «Retour de Bellagio» où Camille est omniprésent. Sa découverte de l’art abstrait se fait à travers l’œuvre et la méthode de l’alphabet plastique d’Auguste Herbin (1882-1960) qui allie vingt-six couleurs, une par lettre, à des formes géométriques ainsi qu’à des sonorités. Camille s’inspire également du traité des couleurs de Goethe qui fonde sa théorie sur la polarité des couleurs. William Turner a suivi ses considérations allégoriques et métaphysiques de la couleur. La conviction de Goethe que la couleur est révélatrice d’une démarche intérieure a sûrement retenu l’attention de Camille Claus plus que les combinaisons chromatiques d’Herbin. Car il considère que l’art abstrait s’inscrit dans une conception philosophique et métaphysique du monde avec cette particularité qu’il est le concept d’un homme: l’artiste, conscient de sa singularité. L’œuvre n’est pas un moyen de signification, elle est sa propre signification. Elle n’est pas moyen, mais fin en elle-même, réalité indépendante. D’où son incommunicabilité.


CC99
Peinture 4 - Huile sur toile - 1949
© C. Claus




CC100
Peinture N°XX - Huile sur toile - 1950
© R.Creuze



    «Si nous COMPRENONS les choses naturelles, il faut convenir qu’il ne nous est pas facile d’appréhender cette chose curieuse appelée peinture abstraite, avoue Camille Claus. Malgré son demi-siècle d’existence, cet art reste, pour la majorité des spectateurs, muet et incommunicable. Inventera-t-on un jour une grille qui en permettra le déchiffrement? Il est vrai que la seule beauté de certaines couleurs, la curiosité d’un signe, la violence ou la grâce d’un mouvement peuvent nous toucher. Cela devient alors un plaisir purement esthétique réservé à un petit nombre d’initiés.» (4)



La poésie l'imprègne à présent tout entier
   

   

    

    Camille Claus ne partage plus le plaisir du philosophe qui invente et s’approprie tel concept et, en le manoeuvrant, y fait entrer la réalité, constate J.-P. Sorg. «Il pulvérise les concepts, qu’il juge usés ou creux, des abstractions qui nous empêchent de voir, et il retourne de l’un apparent au divers des phénomènes, à ce qu’ils ont d’irréductiblement singulier; il va du concept au percept, à la donnée sensible… Il ne lâchera plus la réalité pour l’ombre du concept»…Il ne quittera plus son jardin secret où ne poussent que des mauvaises herbes et des simples. Sa référence sera la nature. Il croit en elle. «L’éclosion d’une fleur éveille mon sentiment du sacré…Puiser dans la pure contemplation, aux sources même du divin.»

    La poésie, animée par son tempérament romantique, qui s’est manifestée en lui très tôt l’imprègne à présent tout entier. Dès sa période d’incorporation et de captivité, il nous donne, dans sa «Traversée de l’ombre», sa conception de la poésie: «Présente dans l’air que je respire, métamorphosée par mon corps, elle se projette dans l’air que j’expire, dans un geste de ma main, mon regard, mon soupir ou mon rire. Nue, pure, resplendissante, elle naît sans cesse…Enfoui au plus intime de l’être, dans son tréfonds qui le préserve, le cœur de la poésie bat.» En 1947, C.C. publie son premier recueil de poèmes «Solstices» suivi, en 1952,  du «Miroir». Ecrire a toujours été pour lui une autre façon de dessiner

    Camille Claus ne réussit pas à vendre ses tableaux. La nécessité faisant loi, il doit exercer un métier: il faut subvenir aux besoins, assurer le bien-être de son épouse Angèle et de leurs deux enfants, Louise et Philippe. Ainsi se retrouve-t-il dans l’univers professionnel de son père: les abattoirs de Strasbourg. «Il apprit à écrire dans les livres de comptes, nous révèle-t-il à travers son personnage: «Frédéric, le peintre», à établir des factures, à encaisser, à téléphoner à des clients, des fournisseurs. Chaque jour de la semaine et dix heures par jour, il travaillait dans un bureau poussiéreux plein d’odeurs suspectes et de cris. A quelques pas de là, on sacrifiait des bêtes, et les hommes qui venaient le voir pour parler chiffres étaient éclaboussés de sang des pieds à la tête. On lui serait la main et il découvrait parfois, collé sur sa paume un caillot noir au relent douceâtre. Sa mère ne cachait pas son bonheur de voir son fils redevenu sérieux et les associés du défunt (son père, décédé fin 1948) se réjouissaient de son activité.» qu’il mena jusqu’en 1954. Ainsi devint-il un peintre du dimanche, reclus dans son atelier aménagé sous les combles, au 24, boulevard de Lyon. En un jour de 10 à 12 heures de travail, il parvenait à peindre un tableau. Il lui suffisait de s’asseoir devant son chevalet et de saisir un pinceau, l’image aussitôt surgissait et s’organisait sur la toile. «La première tache de couleur en appelait une autre, il modulait avec des teintes plus claires une aurore timide et pleine de promesses. Son sujet était l’attente. Mais une attente recueillie: une chambre avec la porte entr’ouverte d’où fusait une douce lumière, une chaise destinée à quelqu’un et une table déjà servie avec une assiette, le couvert, un verre, une miche de pain, oui, une attente tranquille.» (6)


CC101
Le temps retenu - Huile sur toile - 1963
© R.Creuze



Un pédagogue atypique


    

    En 1959, lors d’une rencontre «fortuite», Hirtz, son compagnon de détention à Tambov, annonce à Camille Claus qu’un concours national (inédit) aurait lieu pour l’engagement d’un professeur de décoration plane et d’un professeur de dessin documentaire. Devant l’indifférence de Claus, Hirtz qui le rencontre souvent au Stammtisch du «Renard prêchant», insiste: « Ne sois pas sot. Tu te mets sur les rangs. Je t’aiderai à constituer ton dossier et à rédiger un programme pédagogique.». Un jour, qu’il hésitait sur un projet, Louis-Philippe Kamm, son ex-prof des années 40, lui souffla: «Mool doch wi dr de Schnàwel  gewàchse esch!» (Peins donc comme tu es, comme tu le sens.) Tout au long de sa vie Camille s’y appliquera. L’année suivante, il est admis dans son ancienne Ecole des Beaux-Arts de Strasbourg, 1, rue de l’Académie qu’il fréquenta avec André Brika, Alfred Edel, Jean-Jacques Hueber, Louis Wagner…

    Le matin du 15 septembre 1960, lorsqu’il entra dans ses fonctions de professeur, il fut submergé par le doute. Saura-t-il débiter son cours fiévreusement préparé? Ses élèves ne se rendront-ils pas compte qu’il ne sait rien, qu’il n’a rien qu’un désir d’être et de s’exprimer? «Hier encore j’étais un peintre indépendant qui n’appartenait à aucune école, ni courant, ni mouvement artistique. Peignant dans une sorte de no man’s land des images imaginaires aux symboles imprécis situés en dehors ou à côté du temps…» Or, l’école qu’il allait intégrer, respectueuse de la mentalité et des traditions alsaciennes, était «protégée par d’invisibles frontières isolationnistes». Ce cadre rigide allait perdurer. La plupart de ses collègues des années 60 «hésitaient à affronter le renversement des valeurs particulières aux gènes alsaciens.». Cependant, tout en étant très mal à l’aise dans ce milieu figé, Camille Claus était satisfait d’avoir obtenu un emploi d’enseignant, forme implicite de mécénat publique qui lui apporta une sécurité appréciable.

Pas de cours magistral, pas de mandarinat. Plutôt qu’un prof, les élèves avaient au milieu d’eux un homme disponible en fonction de leurs demandes, un adepte de la maïeutique de Socrate, possédant l’art de faire accoucher les personnes de leurs connaissances. «J’agissais comme dans mon atelier, devant une toile blanche. Spontanément. Sans réfléchir. Afin que les élèves fassent confiance à leur intuition, à leur propre spontanéité.» Ne pas étouffer la pulsion créatrice!...

    L’étude de la sagesse hindoue confirme Camille Claus dans son sentiment: «L’artiste n’est pas un homme exceptionnel, mais tout homme est un artiste exceptionnel.» Cette prise de position hérétique souleva les protestations véhémentes de l’intelligentsia locale et des artistes patentés. Si mai 68 apporta de l’eau à son moulin, après quelques semaines de vacances et de «révolution du bonheur», l’autorité des pères et des mandarins se rétablit. Le pouvoir jacobin institua immanquablement son art officiel.

    A la rentrée 1981 – 82, le directeur, François Cacheux, annonça à Camille Claus sa nomination de responsable de l’atelier de peinture en remplacement de Camille Hirtz, parti à la retraite. Mais sa conception de l’art différait de celle de Hirtz: «je me préoccupais beaucoup moins de science, de technique et d’un «résultat» que de l’être, de la connaissance de soi.». Le département «art» n’accepta pas sa conception  qui prétend que tout travail humain est de l’art puisque l’homme est un être doué de créativité. En 1985 il demande sa mise à la retraite anticipée, convaincu que l’art – le sien compris – est une fiction.

    Un des souvenirs les plus marquants de son expérience pédagogique est sans doute «Le Livre des Jours», un opus né d’un pari. Il avait demandé à ses élèves d’exécuter une suite d’illustrations pour un texte, librement choisi par chacun. Ils mirent leur prof au défi d’en faire autant pendant le même laps de temps. Défi relevé. C’était au printemps de 1967. Camille Claus allait produire un exemplaire unique qui raconterait la genèse du monde, l’histoire de l’homme, sa façon de vivre, d’aimer, de travailler, de se faire du mal, de rêver, de mourir. Dans son journal, Camille note: «Je me raconte encore et toujours. Mais quelle joie de dessiner, à aquareller. Quelle peine jusqu’à ce que le dessin ‘tienne’. Mais après, lorsqu’il est au point, quelle extraordinaire jouissance.» Début avril, «Le Livre des Jours» est achevé. Il comporte 22 dessins, 21 aquarelles et 21 pages de texte. «Avec le sentiment, analogue à celui du candidat qui présente sa thèse, je montrai le manuscrit à ma classe.»

    En digne pédagogue qu’il était, Camille Claus a su se mettre au niveau de ses élèves, faire, comme eux et devant eux, ses preuves. Là comme ailleurs, le respect se mérite!...




CC102Dessin extrait du "Livre des Jours" - 1967
© L'Ile du peintre



C. Claus se penche sur le patrimoine alsacien et rhénan



    Parallèlement à sa mission pédagogique, Camille Claus s’est penché sur le patrimoine alsacien  dans sa «Mythologie alsacienne» (1972) et, plus amplement, rhénan dans sa «Mythologie du Rhin» (1986). Alors qu’Auguste Stoeber, au XIXème, siècle, parcourut l’Alsace du Nord au Sud et écrivit les recueils  qui forment le musée le plus complet et le plus sérieux des mythes alsaciens, Camille Claus, dans sa «Mythologie alsacienne» ne décrit et ne dessine qu’une certaine façon d’être, de respirer, de rêver. «Le poète ment, prévient-il, mais son mensonge n’apporte-t-il pas également une preuve? Je jure de ne rien inventer mais seulement de traduire par le texte et l’image des faits conservés dans les archives du cœur…La vérité historique ne se compose-t-elle pas aussi des histoires impossibles d’hier et d’aujourd’hui?»


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Voeux de Nouvel An - (Une Mythologie alsacienne) - 1972
© C.Claus



    Dans sa «Mythologie du Rhin» Camille Claus transcrit en images et en textes son imaginaire, ses fantasmes, sa foi, ses doutes en lignes claires, sobres, allant à l’essentiel. Priorité est donnée au message dans un langage simple de communication. Le fleuve, axe de civilisation, d’affrontement, foyer de culture a naturellement inspiré Camille Claus, poète sensible aux légendes rhénanes, imprégné des deux cultures riveraines. Pour ressusciter le précieux héritage commun Camille Claus a, de la source à l’embouchure, choisi des photos d’un  vieil album qui lui suggéraient une personne fabuleuse, une scène, une histoire. «Si le lyrisme et l’émotion sont germaniques, la clarté et la ligne sont latines.» (5) Dans des paysages réels de la vallée du Rhin, l’artiste situe les figures de la Bible, de l’Antiquité grecque et romaine… «Voici le paganisme et le christianisme réconciliés, l’Occident et l’Orient, Jésus converse avec Bouddha…» (5)

    «Les idées surgissaient sans trop de peine, nous confie Camille Claus, je n’avais qu’à les cueillir dans mon jardin secret, le plus difficile était de leur donner forme, la plus dépouillée, la plus rigoureuse possible». Y a-t-il rencontre surréaliste plus souriante et grave, légère de sens, demande le préfacier Adrien Finck? Camille Claus représente ici l’Alsace fidèle à sa mission médiatrice: elle se doit d’être un pont entre les deux rives.



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Eltville (Allemagne) - "Une singulière mythologie du Rhin" - 2002
© Bf Editeur



Dans son jardin secret, en compagnie des philosophes.

    Au lendemain de 1985, désormais libre, Camille Claus ne quitte plus son jardin secret dont le cadre lui est fourni par l’intimité de son atelier et ce petit coin de nature, au bord de l’eau, le long du canal de la Bruche. Une île. «Frédéric, le peintre» nous raconte sa découverte: «Caché sous un buisson, un petit bateau abandonné s’est ensablé. Un jour, sans avoir réfléchi, il dégage l’embarcation, l’occupe, se laisse entraîner par le courant. Allongé, il contemple le ciel et finit par échouer sur la berge d’une île innommée. C’est là qu’il peint désormais dans la solitude, le silence et la paix de l’inépuisable nature qui surgit, meurt et renaît. Nul ne sait pourquoi…»

     Dans son jardin secret, il reçoit des philosophes, tel Héraclite qui l’a persuadé de l’apparence fugace du réel. Comme lui, Camille ressent l’errance du monde. De quoi sommes-nous sûrs, dit-il? Le réel est aussi insondable que l’irréel. Quoi que tu fasses, tu construis des mirages, tu vogues dans l’illusion. Cependant ignorer d’où ça vient, où ça va n’est pas un problème pour lui, cela le rassure. «Il s’inquiète plutôt des certitudes qui confinent la vie dans un univers clos et définitif. L’inconnu élargit l’horizon et l’ouvre sur l’aventure. Non pour découvrir, ni pour apprendre. Pour être seulement, à l’aise dans l’énigme.»

    Lors de ses pérégrinations vers son île, il s’adonne à la méditation. La sérénité qu’il en recueille, imprégné qu’il est de philosophie zen, s’exprime dans ses tableaux qui rappellent les mandalas, terme bouddhiste. La construction de ces  diagrammes circulaires inscrits dans un carré, est elle-même une pratique spirituelle, un support de méditation. Le méditant se projette dans la mandala, dans laquelle il se fond. Or, Camille Claus est exactement dans cet état d’esprit quand, «oubliant le peu de choses qui traînent dans sa tête, il se réconcilie avec lui-même et lâche prise…Assis sur une pierre, les mains jointes, le torse droit, sa tête frôle une branche. Il se confond avec les choses. Il est la pierre, il est la branche, il est l’air qu’il respire.»


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L'oeil de la nuit - 1980
© R. Creuze


    Le dernier hôte en date, en 2004, de son jardin secret fut Diogène. Non pas le cynique ou l’insolent, mais l’homme libre qui tourne le dos aux conventions sociales, à l’ordre établi, l’homme qui vit ce qu’il dit et dit ce qu’il vit et qui, à l’exemple de la Nature, ne connaît ni gêne ni honte. Camille Claus a fait, en dix tableaux, «le portrait imaginaire du philosophe fou que j’ai essayé de peindre. Non tel qu’il fut (il n’a laissé aucun écrit, sauf quelques anecdotes rapportées) mais tel qu’il vit en moi, tel que je l’aime et le respecte.» Réincarné, «il critique, fustige, se moque de la démocratie injuste, de la religion sectaire, de la politique corrompue et de notre incapacité de vivre en paix avec nous-mêmes et avec les autres.»

    Cette série de tableaux est considérée par Fabrice Hergott comme l’œuvre majeure de Claus. «Elle est la somme de sa pensée plastique, de tout ce qu’il a peint et vécu. On y trouve l’austérité des débuts, la rigueur de ses compositions abstraites, le sens de la concision dans le sujet, ses immenses qualités de coloriste…»

    En fait, ce Diogène-là  ne fait qu’un avec Camille Claus. Ils ont en commun le doute, l’inquiétude de l’homme face à lui-même. S’affranchir du désir, réduire ses besoins au minimum, faire un avec la nature, c’est peut-être cela que lui a appris Diogène. Camille, aussi, s’est promené toute sa vie durant tenant, devant lui, une lanterne invisible, à la recherche de lui-même. La fréquentation du philosophe grec a, de son propre aveu, accentué son scepticisme. Gabriel Wackermann en témoigne dans «Une pensée vive»: «A la fin de son cheminement terrestre, terriblement déçu par l’humanité ambiante, il demeurait vainement  en quête de l’homme, celui qu’il n’a pas pu rencontrer vraiment en vue de la construction d’une communauté solidaire.»



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Diogène dialogue avec la nature - Huile sur toile (97x130cm) - 2004
© C.Claus



Le retour à l'infini des origines

    Peindre, cela remplace aimer, prier, être disait-il volontiers. Dans les dernières années de sa vie, il lui arrivait régulièrement de passer 10 heures par jour dans son atelier autour duquel il construisit sa maison, au 1, rue du Père Umbricht à Koenigshoffen. Angèle, qui a été sa compagne pendant 50 ans et son point d’ancrage dans la réalité, décédée le 19 décembre 1992, disait dans un documentaire, que la peinture était sa plus grande rivale, que partout elle se mettait entre Camille et elle, que toujours le chevalet était présent dans tous leurs déplacements. Après la mort d’Angèle, il a organisé sa vie selon un rituel quasi immuable où la méditation, le contact avec la nature, la lecture et l’écriture trouvaient place à côté de la peinture largement prééminente.

    Camille Claus a toujours eu besoin de «muses féminines». Certaines ont été plus importantes que d’autres. Ainsi Raymonde, la seule qui soit restée «son rêve réel et imaginé», pour qui il s’éprit en 1955, qu’il retrouva, en tant qu’amie, après le décès d’Angèle et à qui il dédia bon nombre de tableaux dont «L’Eternel féminin».



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L'Eternel féminin - Huile sur toile
© C.Claus




Ute, qu’il a épousée le 31 décembre 2004 est celle qu’il pensait ne jamais rencontrer, convaincu qu’aucune vie amoureuse ne verrait le jour après le décès d’Angèle. «Et puis, Ute vint, avec sa belle énergie, sa jeunesse, elle est de vingt-six ans sa cadette.»(6)  Ce remariage, précise sa fille, Louise, s’insère dans une période favorable à Camille en tant qu’artiste, goûtant avec un zeste de vanité  les signes de reconnaissance qu’on lui octroyait. Il fait partie du «tourbillon dans lequel il s’est senti piégé…» D’ailleurs, Ute n’a jamais vécu dans sa maison où rien n’a jamais été dérangé après le décès d’Angèle

    Pour l’avoir côtoyée très tôt, il disait souvent que la mort ne lui faisait pas peur, que la mort est un heureux retour à l’infini des origines. La mort, la face cachée de la vie! Il l’avait apprivoisée… «Laissons-nous glisser dans la nuit, fait-il dire à DIEU dans «La Vie cachée». Pendant que vos membres reposent près de la terre, votre esprit va se désaltérer à la source des hauteurs infinies.» Aussi ne cachait-il pas à Ute qu’un jour il mettrait fin à sa vie. Au décès de frère Médard, il disait qu’il fallait réussir sa sortie. C’est ce qu’il fit dans la nuit du 2 au 3 juillet 2005.  Pourquoi à cette date? Pourquoi moins d’un an après son remariage avec Ute? Quel était son mobile? Camille répond dans une lettre du 27 octobre à Jean Witt, dans laquelle il stigmatise son ego dont il se demande s’il ne fait qu’un avec Satan, cet ego qui l’empêchait d’être face à face avec la vérité, avec la lumière, avec le réel. Deux mois avant sa mort, dans une dernière lettre, Camille ajoute: «Peut-on accepter la vie telle qu’elle est, telle qu’elle me forme et me transforme jusqu’à l’effacement final?»



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Portrait de frère Médard - Huile sur toile - 1964
© Bf Editions

 

    Et, cependant, dit Camille Claus, nous continuons de combattre comme si nous ignorions le mort, «comme si la nuit définitive n’était qu’un hiver de plante, et qu’un printemps nous verrait renaître exactement pareils à nous-mêmes.» Il est conscient que l’homme seul se croit indispensable d’où le besoin fébrile, anxieux de laisser une trace. Tout en étant gagné par le doute dans les dernières années de sa vie, il croit en ce qu’il fait. Il fait dire à Frédéric qu’il faut peindre une image,- une série d’images – car s’arrêter une seule fois, c’est mourir.


" Camille Claus peint les images de sa vie, leur ensemble est son miroir "

 

    Effectuant essentiellement un travail d’atelier, il ne reproduit pas la nature. Il fait passer les choses vues par le creuset d’une âme sensible, ouverte à l’inconnu. «Chaque fois, c’est une aventure nouvelle car chaque fois il nous faut réapprendre à vivre.» Vivre, car l’être seul donne à l’artiste sa véritable dimension, au-delà des connaissances et des savoir-faire. «Comprendre une fleur, ce n’est pas la connaître par les termes avec lesquels nous la définissons, c’est connaître sa nature intime. Cette communion s’établit d’essence à essence. Elle ignore la raison.» A quoi bon s’interroger sur la signification des choses, il faut les vivre, s’en réjouir, les admirer…

    Il en arrive à ce paradoxe: ne rien comprendre, soudain, explique tout!...Ainsi, l’œuvre se suffit à elle-même. Camille se plie de mauvaise grâce à donner un titre à ses tableaux, quant à produire un discours d’accompagnement…Il s’agit de vivre consciemment, pleinement l’instant; ne pas l’incarner dans une idée. Etre libre de tout dogmatisme. La liberté n’est qu’intérieure, dit-il. Le prisonnier (qu’il fut) peut se sentir libre  au contraire du libertaire prisonnier de son idéologie, de son instinct, de son intolérance. «La liberté est dans le cœur de l’ascète.»

    Camille Claus peint les images de sa vie. Leur ensemble est son miroir, conclut C. Hirtz. En effet, on peut considérer que Camille est derrière l’objet, qu’il ne peint qu’un tableau, toujours le même: son autoportrait. Il se meut dans ses personnages de Guillaume le Conquérant à Marco Polo, d’Homère à Mozart… «Il est le cheval dans la prairie, l’arbre de la forêt, la pomme de la nature morte. Il s’incarne dans son sujet au point de rendre tout autoportrait banal, voire superflu.» (8)

    Depuis qu’il s’est libéré de l’expressionnisme et qu’il a abandonné le refuge précaire de l’abstraction, il développe sa poésie personnelle. L’apparente naïveté symboliste que lui confèrent ses personnages en lévitation, n’a toutefois rien de surréaliste. Cette naïveté apparente a la vertu de nous mettre en prise directe avec la fleur, la femme, le coucher de soleil. Le trait épuré, grâce auquel on reconnaît tout de suite Camille Claus, le jeu des couleurs, subliment la banalité des scènes, sujets quotidiens mais intemporels. La profondeur de l’espace offert aux objets est à peine suggérée et le dessin se contente de ne tracer que les légères ombres séparant la lumière. «Vous avez apprivoisé le lumière» observe Simone.

    Pas de clair-obscur, pas de traits hachurés mais un contour net, ininterrompu, définitif. «La ligne sort de la main, dit Frédéric, son alter ego,  comme le jet de sang d’une artère et le dirige, sans qu’il en soit le maître. Elle l’attire, l’aspire et l’introduit à l’intérieur même du dessin…Peins ce qui surgit au bout de tes doigts et ne t’occupes pas d’avoir tort ou raison» D’où un graphisme avant tout linéaire, d’une extrême pureté qui se greffe sur une sorte d’écriture subconsciente. «Le tableau naît en vous mystérieusement. Vous peignez avec vos cinq sens, disiez-vous. Pendant que vous peignez, vous sentez que vous vivez. Le regard suit votre main, vous ne réfléchissez pas.»(6) Et, j’ajouterais: «L’arbre que vous dessinez est lui-même étonné de sa naissance magique.»



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© C.Claus


    

    La peinture de Camille Claus n’est jamais conforme au goût du jour. Elle est à contre-courant ou plutôt, à côté des courants. Ce qu’il peint est hors du temps. D’où, un enchaînement d’incompréhensions, victime de l’ambiguïté de la communication entre les hommes. «L’image que contemple et qu’interprète le spectateur n’est pas du tout la même que l’artiste prétend, à sa façon aussi.»  reconnaît Camille.

    Les dernières années de sa vie, ses tableaux sont devenus de plus en plus limpides, jusqu’à devenir éthérés. Sa démarche est plus réaliste, le merveilleux change de registre: plus de personnages en lévitation mais des hommes debout qui marchent. Sa fréquentation des sages orientaux et de maître Eckart l’ont fait évoluer vers plus de sévérité où «fantaisie et rigueur se confondent.» (7)

 

    «Qui est Camille Claus? Romantique lorsque la couleur prédomine et fuit hors du connu, dans un foisonnement de formes élégantes. Classique, lorsque la forme, aux limites nettes et sévères, domine et règle les volutes du rêve.» Mais, toujours, en tant qu’homme, il est profondément humaniste, d’un humanisme spécifiquement rhénan, ouvert à la vie, à la paix, lui, qui a été définitivement marqué par la violence de ce monde.




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L'amour de Diogène - Huile sur toile (97x130cm) - 2004
© C.Claus





Les expositions de Camille Claus

-       En 1946 et en 1949, à Strasbourg, à la galerie Aktuarius

-       En 1946 et 47 à Paris, au salon des moins des moins de 30 ans

-       En 1948 à Paris, à la galerie Bergamasques ainsi qu’à la galerie Suillerot, où il retourne en 1968

-       De 1953 à 1966, à Paris, à la galerie Creuze

-       En 1966, 1973, 1975, 1978, à Strasbourg à la Maison d’Art Alsacienne

-       En 1970 et 71, à la galerie Landwerlin

-       En 1974, à Haguenau, au Musée Historique

-       En 1983, à Strasbourg, à l'Ancienne Douane        

-       En 1986, il expose à Sélestat, «Une Mythologie du Rhin»

-       En 1987, il expose à Verneuil sur Arve, «La Reine Mathilde»

-       En 1999, il expose à l’Université Marc Bloch de Strasbourg «Jeux et fêtes dans l’œuvre de Goethe»

-       En 2000, il expose à Haguenau et fait don d’un ensemble d’œuvres

-       En 2003, il expose au MAMCS, «L’Artiste et son double.»

-       En 2004, le Conseil Général expose «Diogène aujourd’hui.»

-       En septembre 2005, le MAMCS expose «Diogène aujourd’hui.» en hommage à Camille Claus.


 

Présence des oeuvres de Camille Claus

 

- Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg

- Musée de Haguenau

- BNUS

- Bibliothèque Humaniste de Sélestat

- Eglise du Christ Ressuscité de Strasbourg

- Eglise de Gunstett (Ensemble réalisé en 1995)

- Chapelle protestante de Neuenberg

- Eglise de Kuttolsheim

- Eglise protestante de Wolfisheim

- Bibliothèques municipales de Colmar et de Mulhouse.

 

Association: l'Ile du peintre C.C.

    Proposée en 2002, par Frédéric Kniffke et un groupe d’amis Camille Claus la refusa, confiant cette mission à ses héritiers. Crée depuis, et présidée par Louise Claus Bock qui veille avec amour et dévotion sur l’œuvre de son père, l’association , dans le respect de l’esprit et la préservation de l’œuvre, suscite et encadre des expositions, répertorie les œuvres de Camille Claus, reproduit des œuvres sous forme d’affiches, de cartes postales, favorise la réédition des livres, participe à l’élaboration de la biographie de Camille Claus

    Dans le cadre de la loi des associations en vigueur en Alsace, l’Ile du peintre peut recevoir des dons et aides publiques et privées. Elle est présente sur le site

www.netcomete.com

 

 

Les Distinctions

 

-       1979 - Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres

-       1980 - Lauréat du Oberreinischer Kulturpreis de la fondation Goethe à Bâle

-       2003 - Grand Bretzel d’Or

Camille Claus a été membre du Groupe de l’Oeuf (1961-1969), de l’Association des Artistes Indépendants d’Alsace (AIDA), de l’Académie d’Alsace, de la Société des Ecrivains d’Alsace et de Lorraine, de la Revue Alsacienne Littéraire

 

 

 

Bibliographie

-       Camille Claus – Solstices – Recueil illustré de poèmes - Ed. Le Roux Strasbourg – 1947

-       Camille Claus – Le Miroir – Recueil illustré de poèmes - Ed. Le Roux Strasbourg – 1952

-       Camille Claus – Où donc est la nature? – Recueil illustré de poèmes – Chez l’auteur – 1978

-       Camille Claus – Une Mythologie alsacienne, suivie de Frédéric le peintre – Ass. J.-B. Weckerlin  - 1972

-       Camille Claus – Une singulière Mythologie du Rhin – (5) – Bf éditeur – 2002

-       Camille Claus – La Traversée de l’Ombre – (1) – la Nuée bleue – 1988

-       Camille Claus – Une pensée vive – -(4) - Elan Bf éditeur – 2009  

-       Camille Claus – Le Livre des jours – Ass. L’Ile du peintre C. Claus – 2013

-       Camille Claus – Textes dans la Revue Alsacienne de Littérature

-       Camille Claus – Présentation des œuvres du MAMCS – DVD

-       Camille Claus – Parcours d’un peintre – DVD

-       Camille Claus – 1, Rue de l’Académie – saisons d’Alsace -119

-       Camille Claus – Guillaume II – DVD

-       Camille Claus – Croquis pour l’église de Gunstett – 1995

-       Simone Morgenthaler – Retour à Bellagio – (6) – La Nuée Bleue – 2007

-       Claude Vigée – Du bec à l’oreille – La Nuée Bleue – 1977

-       Raymond Creuze – Claus – 1989 – (8)

-       Pia Wendling – Camille Claus La vie est un songe – (2) – Musée Historique de Haguenau – 2000

-      Hélène Braeuner – Les peintres et l’Alsace, autour de l’impressionnisme – Ed La Renaissance du livre - 2003

-       DNA –Camille Claus – L’Ile du peintre – (7) – 2005

-       Frédéric Kniffke – Diogène aujourd’hui – Conseil Général du Bas-Rhin

-       Laurent Hochart – Eléments biographiques (1920-1945)

-       Textes de presse de Camille Hirtz – Marc Lenossos –

-       Charles Wentinck– Histoire de la peinture européenne (3) Marabout – 1961

            -      Netcomète – Camille Claus – Site internet

   


      
Portfolio




CC111Jumbo - Huile sur toile - 1953
© C.Claus




CC112Tao te King - Huile sur toile - 1960
© R.Creuze




CC113Nu - Huile sur toile - 1962
© C.Claus




CC114
Coupe et Broc - Huile sur toile - 1963
© R.Creuze





CC115
Plantes intérieures - Huile sur toile - 1965
© C.Claus





CC116
Espace habité - Huile sur toile - 1972
© R.Creuze





CC117

Sans titre - (in Où est donc la nature?) - 1978
© C.Claus




CC118 Lumière intérieure - Huile sur toile - 1978
© R.Creuze






CC119Mozart VII - Huile sur toile - 1961-1984
© Creuze





CC120
Mehr Licht - Huile sur toile - 1980
© R.Creuze




CC121
Les sens lunaires - Huile sur toile - 1984
© R.Creuze





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